Un grand Steinway & Sons attend Sophia Liu et son maître Dang Thai Son, l'Orchestre national de Cannes et son directeur musical Benjamin Levy sur la scène installée sur le grand bassin du Parc de Florans où se tiennent les concerts et les récitals du Festival de La Roque d'Anthéron fondé dans cette petite ville de Provence, en 1981. Au programme les Variations sur « Là ci darem la mano » de Chopin et les deux concertos pour piano du compositeur franco-polonais. À la jeune les variations et le Concerto en mi mineur ; au maître, le Concerto en fa mineur.
Les musiciens et le chef entrent précédés de Sophia Liu dont la robe de fée bleu nattier lui donne la grâce d'une libellule de dessin animé. À 16 ans, elle est grande, mince et ses longs bras fins se terminent pas des mains grandes et fines. Pas étonnant qu'elles tirent du piano une sonorité si arachnéenne, si souple. Pas davantage étonnant qu'elles soient capables en un éclair de planter un accord puissant et dense dans le grave du piano et qu'elles soient si facilement véloces dans les traits les plus rapides.
Les variations du tout jeune Chopin vont donner l'occasion à la pianiste de montrer de quel bois elle chauffe ses doigts. C'est l'opus 2 d'un compositeur qui avait à peu près l'âge de sa soliste quand il les a composées, une œuvre brillante et inspirée, catalogue de difficultés pianistiques dont se joue Liu avec un sens aigu de la narration qui bute cependant sur l'énoncé du fameux thème varié par Chopin : Liu le phrase en pianiste et pas comme un chanteur d'opéra. Les notes sont régulières comme un rang de perles quand elles devraient être articulées avec des pleins et des déliés, des voyelles et des consonnes.

C'est bien la seule réserve qu'on a réussi à trouver à l'interprétation vive, enjouée, endiablée même de cette pièce irrésistible que les Cannois et Benjamin Levy accompagnent de façon admirable comme ils le font du Concerto en mi mineur dont la virtuosité harassante pour le pianiste n'effraie en rien Sophia Liu : elle sait gérer de façon parfaite les traits si difficiles que le jeune compositeur enchaine avec une science du clavier inconnue avant lui. Elle est aérienne et dans le même temps volontaire et pugnace, tant elle va au bout de chaque phrase. Plus le premier mouvement avance et plus elle se dépasse et prend possession du clavier.
Le deuxième mouvement est incroyable de grâce irisée. Les doigts touchent à peine les touches et pourtant ils libèrent le son du magnifique Steinway & Sons qui flotte dans l'air, porté par un orchestre au vibrato quasi absent du jeu des cordes. Levy est attentif aux équilibres dans un mouvement aussi suspendu que quand il dirigera après l'entracte Aux étoiles de Duparc, pièce épargnée d'un drame lyrique perdu. Le « Rondo » final ne sera sans doute pas assez mis en scène, pas assez vivace, pas assez dansant, mais sa virtuosité ailée vaudra un triomphe mérité à la jeune fille qui se lance dans un bis de sa composition, une de ces adorables mauvaises musiques qui pourrait être tirée des Péchés de vieillesse de Rossini comme être signée de Charles-Valentin Alkan ou de Louis Moreau Gottschalk : cavalcade qu'on aurait pu entendre au Moulin rouge à la fin du XIXe siècle.
Place à Dang Thai Son à qui échoit le Concerto en fa mineur, moins virtuose, plus belcantiste. On ne peut imaginer techniques plus différentes : le maître a une prise du clavier plus sensuelle. Ses petites mains potelées le pétrissent comme le boulanger la pâte à pain : le musicien chante avec une éloquence plus chantournée, des accents, des couleurs plus variées et une sonorité plus ronde, plus vocale. Son calme profond se propage dans l'orchestre qui respire avec lui, dirigé par un chef qui sert la musique et son soliste en prenant au sérieux un accompagnement si injustement décrié quand bien même il est parfait. C'est si beau, si dépouillé de toute vanité, sans la moindre emphase que l'on comprend pourquoi le Canadien est devenu en quelques années un maître qui attire dans sa classe de Montréal l'élite des jeunes pianistes : neuf de ses élèves viennent de franchir les éliminatoires leur permettant de faire le voyage de Varsovie pour participer au prochain Concours Chopin !
Le séjour d'Alain a été pris en charge par le Festival international de piano de La Roque d'Anthéron.