Le public parisien n’a pas de chance avec Aïda. Absent de la première scène nationale pendant des décennies, le chef-d’œuvre de Verdi a déjà tenté deux comebacks au début du XXIe siècle, sans véritablement rencontrer le succès. Cette troisième tentative à l'Opéra de Paris en quelque dix ans vient-elle rééquilibrer les choses ? À moitié seulement… Non que le spectacle imaginé par Shirin Neshat, déjà applaudi à Salzbourg en 2017, soit indigne. Mais, oscillant entre diverses thématiques (l’horreur de la guerre, les violences faites aux femmes) qui ne constituent pas les problématiques centrales du livret de Ghislanzoni, elle peine à trouver des lignes de force claires, sauf peut-être lorsqu’elle se concentre sur le drame amoureux ou sur la toute-puissance néfaste et mortifère de la religion. Du reste, ne s’agit-il pas là des deux véritables sujets abordés par Aïda, dont l’habillage égyptien s’explique plus par une curiosité et un intérêt grandissants de l’Occident pour l’Orient que par de véritables nécessités dramaturgiques ?

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Aïda à l'Opéra Bastille
© Bernd Uhlig / Opéra national de Paris

Quoi qu’il en soit, le spectacle de Shirin Neshat, plutôt terne et statique aux deux premiers actes, séduit plus après l’entracte : si l’on est distrait par quelques vidéos superfétatoires qui empêchent de se concentrer pleinement sur la musique (le convoi funéraire projeté pendant l’air du Nil, moment de pure introspection où le temps semble suspendu, ne supporte aucun à-côté visuel), la tension dramatique se fait plus forte, la psychologie des personnages plus fouillée, et certains tableaux convainquent pleinement, tel celui du jugement de Radamès où Amneris paraît comme écrasée par la silhouette gigantesque des prêtres.

Radamès trouve en Piotr Beczała un interprète de premier plan. Affrontant avec vaillance ce rôle long et exigeant, le ténor polonais en possède les principales qualités : l’autorité du guerrier, la tendresse amoureuse, l’orgueil blessé de l’homme d’honneur pris en faute. La voix, extrêmement saine, conserve sa chaleur et sa vaillance tout au long de la soirée, et le superbe pianissimo sur le « Si schiude il ciel » qui clôt l’opéra fait qu’on ne tient pas rigueur au ténor de ne pas avoir tenté la même nuance sur le si bémol aigu qui couronne « Celeste Aida ».

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Aïda à l'Opéra Bastille
© Bernd Uhlig / Opéra national de Paris

Ève-Maud Hubeaux (Amneris) semble dans un premier temps un peu frêle pour un rôle où se sont illustrées des voix de (très) grand format, et l’émission souffre, avant l’entracte, de certaines irrégularités. Tout se stabilise cependant à partir du troisième acte, et la mezzo affronte la scène du jugement avec un investissement scénique et vocal qui lui vaut un beau succès. Les seconds rôles sont défendus fort honnêtement, de l’Amonasro convaincant de Roman Burdenko (quoiqu’un peu court d’aigus ce soir) au Ramphis caverneux d’Alexander Köpeczi, sans oublier la prêtresse de Margarita Polonskaya, à la ligne de chant particulièrement sûre et élégante.

Reste le cas d’Aïda, incarné ce soir par Saioa Hernández. La soprano espagnole est notamment connue pour la sûreté de sa projection vocale, et c’est d’ailleurs dans les scènes dramatiques (les affrontements avec Amneris à l'acte II, ou avec Amonasro au III) qu'elle convainc le plus. Les pages plus lyriques, voire recueillies, la trouvent un peu moins à son affaire : le « Numi, pietà » du premier acte manque ainsi de la douceur, de la morbidezza disent les Italiens, qui le rendent d’ordinaire si émouvant. La chanteuse se montre néanmoins capable d’alléger sa voix à bon escient, notamment dans un « O terra, addio » de belle tenue, et parvient même à respecter la difficile – mais nécessaire – nuance piano de l’ut du Nil.

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Aïda à l'Opéra Bastille
© Bernd Uhlig / Opéra national de Paris

Musicalement, les vrais triomphateurs de la soirée sont cependant l’orchestre et les chœurs de l’Opéra, en grande forme, galvanisés par un Michele Mariotti dont l’amour pour cette musique transparait à chaque mesure de la partition. Qu’il s’agisse de révéler l’extrême tension psychologique des personnages, d’évoquer les charmes du pays natal de l’héroïne ou la fierté d’un pays célébrant sa victoire, le chef met constamment en lumière l’extrême richesse des coloris verdiens qui, trop souvent sous d’autres baguettes, demeurent noyés sous le flot orchestral, et révèle maints détails absolument superbes : l’accompagnement poétiquement ciselé de « Celeste Aida », celui de la clarinette faisant écho aux tourments d’Amneris au début de l'acte IV, le glas qui ponctue lugubrement le chant d’Aida (« Presago il core ») dans la scène du tombeau… Tout serait à citer dans cette direction hautement inspirée !

Aïda à l'Opéra Bastille
© Bernd Uhlig / Opéra national de Paris
Aïda à l'Opéra Bastille
© Bernd Uhlig / Opéra national de Paris
Aïda à l'Opéra Bastille
© Bernd Uhlig / Opéra national de Paris