Adam Laloum se redresse, joint ses mains, les plonge vers le sol, prend sa respiration et se lance, après quelques longues secondes, dans les deux dernières pièces des Kreisleriana que Schumann a dédiées à Chopin. Après cette pause marquant presque la fin d'une histoire, Laloum va les enchaîner comme il l'a fait des six précédentes, et leur apporter une détermination hallucinée dans le bizarre, le hagard de morceaux courant la poste rageusement avant de claudiquer vers le néant.
Ses Kreisleriana ont de quoi bouleverser l'auditeur dans l'image mentale qu'il se fait de cette œuvre, tellement entendue ces derniers temps en récital. Il a fini par croire qu'elle se tient dans la façon dont sa mémoire la fait vivre, nourrie des multiples écoutes passées. Et cette œuvre de Schumann a une histoire aussi singulière que le pianiste que nous écoutons ce soir. Longtemps mal aimée, enregistrée de loin en loin par des pianistes parfois embarrassés par son caractère déséquilibré entre exaltation, chant éperdu et abattement soudain. Peu jouée en public, elle était la chasse gardée d'Alfred Cortot, le grand héros schumannien qui le premier la fixa sur disques 78 tours dans un des éclairs de génie dont il était coutumier, celle aussi d'Arthur Rubinstein dépositaire de tous les secrets du compositeur, de Vladimir Sofronitzki l'halluciné scriabinien que l'Occident ne connaissait pas, ses disques ne franchissant pas le rideau de fer. Vint Vladimir Horowitz qui publia les siennes à la toute fin des années 1960. Plaçant l’œuvre, si peu faite pour le concert, en pleine lumière, il inscrivit les Kreisleriana au répertoire. Jamais cette œuvre ne sera autant jouée depuis par les jeunes pianistes, dont évidemment Martha Argerich et Maurizio Pollini... qui l'étaient quant ils s'y sont mis.
Et voici Laloum qui les connaît évidemment tous et ne copie personne. On n'a pas oublié que c'est avec cette œuvre qu'il a persuadé le jury du Concours Clara-Haskil de le distinguer, en 2009. Cet artiste convainc dans l'instant même qu'il nous bouscule et nous fait nous poser des questions sur l'idée même d'interprétation. À aucun moment on ne se les était posées, ni dans la fabuleuse Sonate en mi mineur n° 6 de Schubert donnée en ouverture ni dans la Sonate en la bémol majeur n° 5 qui ouvrira la seconde partie du récital tant il y était miraculeusement naturel, juste dans le son mordoré et vif qu'il tire d'un piano somptueux pour chanter l'esprit du lied tellement présent dans ces sonates.