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Les aventures poétiques d'Adam Laloum au Théâtre des Champs-Élysées

Von , 17 Februar 2025

Adam Laloum se redresse, joint ses mains, les plonge vers le sol, prend sa respiration et se lance, après quelques longues secondes, dans les deux dernières pièces des Kreisleriana que Schumann a dédiées à Chopin. Après cette pause marquant presque la fin d'une histoire, Laloum va les enchaîner comme il l'a fait des six précédentes, et leur apporter une détermination hallucinée dans le bizarre, le hagard de morceaux courant la poste rageusement avant de claudiquer vers le néant.

Adam Laloum
© Julien Benhamou

Ses Kreisleriana ont de quoi bouleverser l'auditeur dans l'image mentale qu'il se fait de cette œuvre, tellement entendue ces derniers temps en récital. Il a fini par croire qu'elle se tient dans la façon dont sa mémoire la fait vivre, nourrie des multiples écoutes passées. Et cette œuvre de Schumann a une histoire aussi singulière que le pianiste que nous écoutons ce soir. Longtemps mal aimée, enregistrée de loin en loin par des pianistes parfois embarrassés par son caractère déséquilibré entre exaltation, chant éperdu et abattement soudain. Peu jouée en public, elle était la chasse gardée d'Alfred Cortot, le grand héros schumannien qui le premier la fixa sur disques 78 tours dans un des éclairs de génie dont il était coutumier, celle aussi d'Arthur Rubinstein dépositaire de tous les secrets du compositeur, de Vladimir Sofronitzki l'halluciné scriabinien que l'Occident ne connaissait pas, ses disques ne franchissant pas le rideau de fer. Vint Vladimir Horowitz qui publia les siennes à la toute fin des années 1960. Plaçant l’œuvre, si peu faite pour le concert, en pleine lumière, il inscrivit les Kreisleriana au répertoire. Jamais cette œuvre ne sera autant jouée depuis par les jeunes pianistes, dont évidemment Martha Argerich et Maurizio Pollini... qui l'étaient quant ils s'y sont mis.

Et voici Laloum qui les connaît évidemment tous et ne copie personne. On n'a pas oublié que c'est avec cette œuvre qu'il a persuadé le jury du Concours Clara-Haskil de le distinguer, en 2009. Cet artiste convainc dans l'instant même qu'il nous bouscule et nous fait nous poser des questions sur l'idée même d'interprétation. À aucun moment on ne se les était posées, ni dans la fabuleuse Sonate en mi mineur n° 6 de Schubert donnée en ouverture ni dans la Sonate en la bémol majeur n° 5 qui ouvrira la seconde partie du récital tant il y était miraculeusement naturel, juste dans le son mordoré et vif qu'il tire d'un piano somptueux pour chanter l'esprit du lied tellement présent dans ces sonates.

Mais des six premières pièces des Kresleriana, Laloum fait un mouvement dans lequel il abolit barres de mesures et contours pour en faire un grand corps organique avançant de façon fondue, les accents et les contrastes étant moins affirmés qu'insinuants, l'expression moins farouche et noire que triste et abattue. On ne reconnaît certes pas « nos » Kreisleriana encore que Cortot et Sofronitzki ne soient pas si loin écoutés dans la brume de vieilles prises de son, mais on reconnaît très bien la musique folle, bizarre, tendre de Schumann. Son unité thématique est renforcée par cette lecture digne de la façon dont certains vieux chefs, on pense à Wilhelm Furtwängler, concevaient les transitions entre des parties ainsi assemblées de façon souterraine et inéluctable.

Reprocher à Laloum de manquer de tranchant serait comme chercher des noises au chef allemand qui ne donnait jamais les départs. Car ce que fait Laloum, dans l'optique intimiste qui est la sienne ce soir, nous emporte loin : oui, il est possible de dire de grandes choses et même violentes d'une voix douce... L'interprétation c'est cela, faire vivre l’œuvre dans l'instant qu'elle vient au monde, moins dans la réitération que dans l'édification d'un monument vivant à l'avenir incertain. Sa Sonate en fa mineur de Brahms, sans doute plus orthodoxe, se déploiera ensuite dans l'espace et le temps d'une façon étonnante. Jamais elle n'aura semblé si courte et dans le même temps jamais son « Andante » n'aura paru si démesuré, là encore furtwänglérien, si largement respiré avant que les chevaux ne soient lâchés dans un finale exaltant. Triomphe ! Un bis, un seul : Clair de lune de Debussy qui referme d'un trait poétique le récital d'un des jeunes maîtres singuliers de notre temps.


Ce récital a été organisé par Jeanine Roze Production.

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“Cet artiste convainc dans l'instant même qu'il nous bouscule”
Rezensierte Veranstaltung: Théâtre des Champs-Élysées, Paris, am 12 Februar 2025
Schubert, Klaviersonate Nr. 6 in e-Moll, D566
Schumann, Kreisleriana, Op.16
Schubert, Klaviersonate in As-Dur "Sonatine", D557
Brahms, Klaviersonate Nr. 3 in f-Moll, Op.5
Adam Laloum, Klavier
Meister der Tempi
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