Quel bonheur d'entendre un pianiste travailler la Sonate de Liszt quand on s'approche de la légendaire Salle Cortot, rue Cardinet, en ce bel après-midi d'octobre. Cet écrin va fêter son centenaire en 2026 et est attenant à l'École normale de musique fondée en 1919 par le pianiste qui voulait apporter une alternative à la formation des jeunes musiciens, jusque-là contraint d'en passer par le prestigieux – et rigide – Conservatoire de Paris.

On est là pour le récital inaugural d'une nouvelle saison qui propose deux récitals, un petit et un grand, séparés par un long entracte gourmand avec thés et gâteaux. Cette saison, Opus Cortot va organiser sept après-midi musicaux sur ce principe. De peur de perdre en route beaucoup de mélomanes effrayés par l'idée de passer trois heures sur place, le producteur a vendu les billets comme s'il s'était agi de deux récitals distincts, même si la première partie était assurée par une élève du maître qui la parraine. Malheureusement quand Laure Cholé entre en scène, il n'y a qu'une soixantaine de personnes pour l'écouter. Ce qui est bien triste, car après l'entracte la salle sera pleine. Cette jeune femme méritait d'être soutenue et de jouer dans une acoustique moins réverbérée que celle d'une salle vide. D'autant qu'elle met un peu trop de pédale et que les premier, deuxième, quatrième et sixième des Klavierstücke op. 118 de Brahms et trois pièces tirées des Fantasiestücke op. 12 de Schumann vont y perdre de leur ossature, transparence et allure, bien que de pièce en pièce, Laure Cholé finisse par trouver ses marques et montrer de belles qualités de musicienne.
Quand Bruno Rigutto prend place devant le piano, la salle est pleine pour accueillir ce vétéran dont la carrière aura été une des plus belles qui soient dans les années 1960 et 1980. Il a joué avec les plus grands chefs en Europe comme aux États-Unis et l'on se remémore l'avoir applaudi dans le Concerto en sol de Ravel, sous la direction de Carlo Maria Giulini, il y a plus de quarante ans. Il y a des concerts qu'on n'oublie pas.
Cet après-midi, il va jouer tous les nocturnes de Chopin. Ces pièces ne sont pas faites pour être enquillées : elles demandent trop de concentration au pianiste et plus encore à l'auditeur qui n'est pas happé par un discours dramatiquement construit au long d'une grande forme, mais est baladé par un compositeur qui condense en quelques minutes un petit théâtre des sentiments qu'il éclaire avec infiniment de subtilité par des modulations, des nuances, une vocalité, une éloquence qui épuisent les sens – et parfois la patience si quelque chose ne va pas. Et ainsi vingt et une fois de suite.
Mais Rigutto les a enregistrés deux fois, la première sous l'influence de son maître Samson François à qui il dédiait son enregistrement, avant d'y revenir quarante ans plus tard, livré à lui-même, sans pour autant renier son amour de jeunesse. Et même s'il les connaît par cœur, il joue avec la partition et sa femme qu'il nous présente lui tourne les pages. Jouer avec la partition bouleverse le rapport de l'interprète au public et au texte : le voici devant son établi et il fait tenir ensemble notes, phrases et paragraphes.
Et dès lors, les petites scories n'ont plus aucune importance, tant ce Chopin-là échappe à tous les poncifs qui vont du susurré dans le creux de l'oreille au poli comme un diamant dont aucune facette ne manque, en passant par la déploration lentissime. Rigutto peint les couleurs comme Delacroix, plante ses mains dans le clavier dont il tire un son plein, riche, chantant à pleins poumons, sachant devenir soudain la plainte voilée d'une voix épuisée. Ce Chopin avance et nous entraîne, nous faisant comprendre ce que le compositeur doit à Bach quand il passe d'un choral luthérien « inexpressif » à un contrepoint miraculeux qui unifie verticalité et horizontalité, harmonie et chant en un tout intimidant par son génie et sa perfection.
Les tempos ne traînent jamais, la pulsation est irrésistible, le rubato parfait, car le subtil décalage des mains vient justement quand il le faut de ce que la main gauche tire et ferme la marche tandis que la droite prend sa liberté pour rentrer au bercail à la fin de la mesure ou de la phrase. Admirable leçon du grand style chopinien. En bis, une petite sérénade napolitaine de Rigutto compositeur referme un hommage au plus italien des compositeurs français – et un peu polonais.