Quelle machine ! Un peu excentré sur la scène de l’Auditorium de la Maison de la radio, Jean-Frédéric Neuburger s’attaque au Concerto pour piano de György Ligeti et, en un instant qui va se prolonger pendant tout le premier mouvement, la filiation avec les études pour piano mécanique de Conlon Nancarrow saute aux oreilles. Car Neuburger est lancé comme un engin diabolique impossible à arrêter : yeux rivés sur la partition, mains de fer paramétrées pour frapper le clavier à l’endroit voulu avec l’intensité voulue, le pianiste se lance dans une opération rythmique de haute précision sans sentiment, sans âme, avec la froideur de l’exécutant robotique qu’il faut savoir être dans cette œuvre.

Au côté du pianiste, les musiciens des Siècles n’ont pas tous cette approche chirurgicale de la partition – chez les percussionnistes notamment, on trouve plus de swing et de souplesse que chez le soliste – mais ce n’est pas nécessairement un défaut : Ligeti a justement conçu son ouvrage de sorte que chaque ligne instrumentale (ou groupe de lignes instrumentales) suit sa propre existence, son propre flux. Lianes vivantes et engrenages rigides de notes cohabitent, croissent, s’entrecroisent sous la battue attentive et relativement neutre de François-Xavier Roth, construisant un monde sonore luxuriant où la nature, l’homme et la machine finissent par se confondre.
Le moment fort de l’ouvrage restera paradoxalement le mouvement lent qui suit : musique nocturne faite de silences et de bruits mystérieux dans la lignée de Bartók, cette page désertique est d’autant plus expressive qu’elle est entourée de moments de jungle orchestrale d’une densité folle. Les Siècles et Neuburger y poursuivent leur exploration à pas feutrés, avec une concentration contagieuse. Trois mouvements plus tard, on atteint l’entracte avec le sentiment du voyage accompli.
Changement d’ambiance en seconde partie avec Mozart sur instruments d’époque. L’idée d’une telle juxtaposition est belle, Ligeti ayant été fasciné par son aîné et notamment ses opéras qu’il chantait lui-même en privé avec une verve impressionnante. Mais pourquoi le programme de salle ne dit rien de tout cela ? Pas un texte, pas un mot pour comparer les langages, tisser des liens ou au contraire trancher les contrastes, bref : situer Ligeti par rapport à Mozart. L’auditeur se débrouillera avec ses oreilles et tant pis s'il a l'impression de suivre deux concerts en un, deux parties complètement déconnectées l’une de l’autre.
Car le Concerto pour violon n° 3 de Mozart n’a pas grand-chose à voir avec le Concerto pour piano de Ligeti. À l’exception de cadences étrangement construites, Isabelle Faust chante les mélodies mozartiennes avec une belle éloquence ; on admire son dosage de la vitesse et du poids de l’archet qui lui donne une sonorité à la fois pleine et pure. Le mouvement lent notamment est d’un lyrisme noble et touchant, digne du pardon de la Comtesse dans Les Noces.
Mais derrière la soliste, l’orchestre doit cette fois-ci non plus se tenir sur un pied d’égalité comme chez Ligeti mais savoir soutenir, accompagner, colorer, dialoguer, écouter le violon. Dès les premiers accords, plus lourds que galvanisants, Les Siècles en font trop, surjouent des répliques qui ont simplement besoin d’être prononcées, appuient excessivement des articulations… Les équilibres sont bons, les pupitres homogènes et justes, certaines phrases sonnent superbement, mais le subtil théâtre mozartien manque globalement de ce naturel travaillé qui fait les grandes incarnations.
Ce sera plus manifeste encore dans une Symphonie « Haffner » enlevée avec panache mais souvent caricaturale, les motifs et les phrases se marchant régulièrement sur les pieds, jusque dans un finale certes spectaculaire mais surtout irrespirable. La mécanique infernale de Ligeti se serait-elle emparée pour de bon des Siècles ? On retiendra plus volontiers la démonstration du Kammerkonzert du maître hongrois, donné en ouverture de la soirée, les musiciens y alliant admirablement excellence individuelle et sens du collectif, au service d’une œuvre folle, bouillonnante, multidimensionnelle, qui mériterait d’être bien plus souvent programmée en concert et pas seulement pour célébrer le centenaire de son auteur.