Quand Christian Zacharias revient après l'entracte, la nuit est tombée, le vent a cessé de souffler sur le Parc du Château de Florans. Il a choisi François Couperin et Francis Poulenc qu'il va faire dialoguer de façon surprenante pour ne pas dire intellectuellement sophistiquée et finalement aussi naturelle que Ravel, Debussy et justement Poulenc ont pu le faire. Le sait-il ? La première partie de son récital nous aura fait prendre conscience une fois encore de la décidément bien curieuse vie musicale internationale qui n'accorde pas la place prééminente qui devrait revenir à ce pianiste et chef d'orchestre né en 1950. Depuis cinquante ans, Zacharias n'a certes jamais cessé de donner des récitals et de diriger des orchestres de chambre devant des publics conquis et émus par son talent singulier, anti-académique au possible tout en étant si respectueux des textes. Mais il n'est pas de ces musiciens mis en avant par un groupe informel dominé par quelques agents, organisateurs de concerts et institutions qui « jouent en rond » et phagocytent les plus grandes salles, les séries de concerts les plus prestigieuses et les orchestres avec lesquels il faut être programmé. La Roque d'Anthéron est quant à elle fidèle au pianiste allemand depuis si longtemps qu'on a vu Zacharias la veille faire la bise à la patronne du petit restaurant où il a pris ses habitudes ! Il n'est pas un « estranger » ici.

Loading image...
Christian Zacharias à La Roque d'Anthéron
© Valentine Chauvin

Il y a longtemps qu'on ne l'avait pas entendu en récital et là, d'un coup, quand les premières notes de la Sonate n° 52 de Haydn ont sonné sous la conque, sa sonorité cristalline, sa façon ailée de chanter, la vivacité de ses réflexes et cette façon unique d'avancer, sans jamais rien souligner d'une musique qui jaillit, nous sont revenus à la mémoire. Qui joue ainsi Haydn, cadré mais souple, en traçant son chemin, mais avec la petite pointe d'incertitude de celui qui a tout appris, a tout assimilé, mais vit avec la musique dont il est le serviteur-recréateur ? Zacharias ne nous parle pas de lui. Il vient nous entretenir de Haydn. Et l'intrépide compositeur aime cette attitude-là, comme Schubert aime ne pas être déploré les deux pieds dans la tombe, mais dit avec cette simplicité dans l'élocution, cette sorte de candeur qui laisse entrevoir le gouffre mais ne le dévoile jamais. Ses Moments musicaux sont dessinés, articulés, nuancés jusque dans le pianissimo jamais détimbré, justes de tempo et de caractère, éloquents tant ils sont transparents à eux-mêmes, tant Zacharias, présent en chaque note, en chaque silence, s'absente pour laisser parler le compositeur. Retour à Haydn pour cette brève Sonate n° 58 qui referme une première partie avec tant de grâce...

Alors, quand Zacharias revient une demi-heure plus tard et qu'il joue Les Moissonneurs de Couperin, on sait qu'il ne sacrifie pas à une mode récente qui voit tant de pianistes jouer les clavecinistes français en les mariant avec des compositeurs qui ne leur disent rien. Il touche le clavier sans insister ; il intègre les ornements à la ligne sans préciosité, pour chanter avec grâce et ce goût dont parle Couperin dans L'Art de toucher le clavecin. Ce n'est pas du piano, bien que quintessence même du jeu de piano, c'est de la musique, du chant, de la narration.

Christian Zacharias à La Roque d'Anthéron © Valentine Chauvin
Christian Zacharias à La Roque d'Anthéron
© Valentine Chauvin

Coup au cœur quand Zacharias enchaîne les Mouvements perpétuels de Poulenc sans aucune pose ! Ils semblent naître de Couperin comme la source jaillit du rocher. Et qu'il joue bien Poulenc, clair et libre, fondu et articulé, mélancolique, coloré et allusif ! Et ce diable de pianiste va nous refaire le coup avec Les Charmes et une des Improvisations. On est bouche bée comme un gamin devant un magicien. Vient la Sonate K158 de Scarlatti et on se rappelle que Haskil, Horowitz et Zacharias sont les vrais inventeurs – et l'on connaît notre Landowska, notre Leonhardt par cœur – de ce corpus, aujourd'hui servi fabuleusement par Pierre Hantaï, mais jamais on n'aurait imaginé que l'Hommage à Edith Piaf puisse regarder cette sonate les mains jointes et les yeux dans les yeux.

Le corps sonore du Steinway est léger, il flotte sans l'air, les résonances jamais ne se mélangent tout en étant fondues. Tout n'est qu'esprit et cœur. Et il en ira ainsi des Barricades mystérieuses, de Mélancolie... jusqu'à ce « Menuet » de la Sonatine de Ravel joué en bis avec la carrure et l'infinitésimale incertitude requise ; c'est chaleureux et incisif, d'une lumière dorée en écho à Haydn. On aurait tellement aimé que Seong-Jin Cho soit là pour entendre ce secret ravélien que Christian Zacharias tient de son maître Vlado Perlemuter et, au bout du compte, de lui-même. 


Le séjour d'Alain a été en partie pris en charge par le Festival International de Piano de La Roque d'Anthéron.

*****