Dans la reprise d’une mise en scène de Robert Carsen devenue désormais un classique, cet Orphée et Eurydice de Gluck (version de 1762 chantée en italien) mise sur une sobriété magnifiée par un usage toujours aussi impressionnant des lumières. Paysage lunaire réchauffé par l’aurore naissante ou inquiétants enfers percés de sinistres lueurs, l’espace scénique du Théâtre des Champs-Élysées est à peine marqué par l’accès dans lequel Orphée s’engouffre ou arrache Eurydice au néant. À cette désolation magnifique répond la sobriété des costumes contemporains dépourvus d’ornements saillants, les suaires d’où émergent les ombres errantes renforcent cette temporalité immobile propice au recueillement.
L’orchestre Balthasar Neumann offre une matière intéressante à l’écriture dépouillée du compositeur, en proposant une palette de timbres suffisante mais dont les contrastes dynamiques ne sont pas vraiment exploités. Et si les cordes virtuoses et les vents font preuve d’une belle autorité, on regrettera qu’une fois un caractère installé, Thomas Hengelbrock ne propose plus grand-chose sur le plan du discours en ce soir de première. Le dépouillement visuel ensorcèle mais la fadeur narrative tend à assoupir, ni une harpe lumineuse ni un clavecin facétieux n’éviteront l’enlisement progressif des pièces orchestrales, l’ennui d’une danse des Esprits qui en est singulièrement dépourvue, le ronronnement d’accompagnements privés d’urgence.
Si la production n'évite pas une certaine fadeur, les trois chanteurs prennent heureusement l’ouvrage en main, au premier chef le très attendu Jakub Józef Orliński dans sa première production scénique parisienne. Avec ses faux airs de Gérard Philippe, le contre-ténor polonais incarne une jeunesse exaltée en proie aux doutes et à des choix impossibles. Son charisme évident transcende les qualités et les limites d’une voix qui passe facilement l’orchestre dans les tessitures élevées. Dans un beau médium cependant peu sonore, l’artiste privilégie une diction remarquablement incarnée, une expression plus tendre et des couleurs subtiles, un sens accompli du récitatif. Face à lui, la soprano Regula Mühlemann propose une Eurydice presque fragile mais d’une belle présence dans le sévère « Che fiero momento » ; très touchante dans l’intense confrontation de l’acte III, elle use d’une palette de timbres lumineuse et expressive. L’Amour d’Elena Galitskaya convainc pleinement par la légèreté de la vocalisation et une séduisante rondeur du timbre, une diction peine d’esprit et d’engagement.
On ne saurait trop louer enfin le merveilleux travail accompli par le chœur Balthasar Neumann, nullement gêné par une disposition souvent éclatée, dictée par la mise en scène de Robert Carsen. La couleur vocale est merveilleusement chaude et équilibrée, la précision remarquable, l’instrument semble aussi à l’aise dans les intenses imprécations face à un Orphée hésitant que dans la douceur diffuse des Ombres lointaines ou l’éclat sans apprêts de la réjouissance finale.