Après le concert matinal à l’église de Kvinnherad, le retour dans l’acoustique artificielle de Riddersalen s’accompagne d’une mauvaise nouvelle : déjà souffrant la veille (il avait alors bien caché son jeu), Håkan Hardenberger est contraint de déclarer forfait pour la suite du Rosendal Chamber Music Festival. Assurant toujours avec classe et clarté la présentation des événements qu’il a soigneusement programmés, Leif Ove Andsnes annonce donc que Paths de Toru Takemitsu et la Sonate pour trompette et piano de Paul Hindemith ne sont plus à l’ordre du jour, et qu’il jouera en guise de lot de consolation la Sonate 1.X.1905 de Leoš Janáček, après un assortiment de pièces pour piano seul concocté par Roland Pöntinen.
On n'aura pas le temps de regretter ce changement, tant la première partie va proposer un cheminement d’une cohérence et d’une puissance expressive étonnantes. Tout commence avec un extrait des Préludes de choral, op.122 de Brahms, corpus crépusculaire d’un compositeur au soir de son existence. Dans Herzlich tut mich verlangen (« De tout cœur j’aspire à une fin paisible ») joué à quatre mains par un duo Roland Pöntinen-Yeol Eum Son fusionnel, le piano résonne comme au cœur d’une cathédrale. Le discours est lourd, habité, incarné, le thème du choral retentit comme une prière entonnée dans l'ombre, pour soi-même, tandis que la ligne de basse, profonde mais discrète, soutient le propos avec justesse.
Pöntinen enchaîne après avoir expliqué le pourquoi des quatre pièces qu’il va jouer sans interruption. Il ne brise pas l’atmosphère et l’écoute recueillie : Für Alina d’Arvo Pärt, que le pianiste suédois a l’habitude de jouer à des enterrements, prolonge naturellement la prière brahmsienne avec sa lumière froide et sèche, surnaturelle. Retour à Brahms avec l’Intermezzo, op.119 n° 1, comme si cela allait de soi, puis place au Wasserklavier de Berio. Pöntinen pense, plane, flotte, furète, s’arrête, enchaîne encore avec son Prélude d’automne (à la manière de Thomas Newman), pièce très cinématographique où le pianiste-compositeur finit en laissant s’évaporer son toucher. Il semble ailleurs – le public aussi.

Interprétée ensuite par le maître des lieux, la Sonate 1.X.1905 de Leoš Janáček marque un retour à la vie terrestre… pour s’en échapper bien vite dans un second mouvement où Leif Ove Andsnes aménage une progression folle, de l’épure à la révolte. Ce n’est plus un piano, c’est un orgue, un orchestre infernal qui avait déjà fait entendre l’imitation parfaite du cymbalum dans le premier mouvement. On arrive à l’entracte soufflé par ce qu’on vient de vivre : une vie, une mort, l’éternité dans une simple première partie de concert.
La seconde partie ne sera pas moins exceptionnelle. On avait pourtant une certaine appréhension à retrouver une formation aussi fournie que celle du Premier Sextuor à cordes de Brahms, le fameux Constellation Acoustic System à la réverbération généreuse ayant laissé une impression mitigée la veille avec le Quintette pour piano et cordes.
Mais le Dover Quartet, Tabea Zimmermann (alto 2) et Sheku Kanneh-Mason (violoncelle 2) vont s’adapter à merveille à l’endroit et livrer une interprétation exemplaire de ce chef-d’œuvre quasi orchestral du jeune Brahms, évacuant le risque de la surcharge par des partis pris extrêmement intelligents : Sheku Kanneh-Mason pose des basses solides mais qui ne plombent jamais l’ensemble, le premier violon se contente régulièrement de planer sur ses cordes pour ne pas assommer ses troupes, les contrechants (notamment du côté des altos) sont allégés pour laisser passer les thèmes… Ainsi la polyphonie de Brahms respire, ondule, chante avec éloquence.
Le deuxième mouvement surprend par son tempo changeant, ses gammes de violoncelles un tantinet laborieuses, sa variation-musette très fluide ? Même si l’on n’est pas d’accord avec tous ces choix, on ne peut que s’incliner devant un ensemble parfaitement réglé et équilibré, doté d’un rubato réalisé avec naturel. Le troisième mouvement est pris sans presser… pour mieux accélérer de manière impressionnante en son milieu, comme l’œuvre l’exige. À vrai dire, on n’a pas seulement l’impression de lire la partition en écoutant cette interprétation ; on a le sentiment de la découvrir éclairée, analysée d’une manière neuve et tout à fait convaincante. Les ombres de la première partie ont laissé place à une lumière franche. La « fin paisible » espérée dans le prélude s’est miraculeusement accomplie.
Le voyage de Tristan a été pris en charge par le Rosendal Chamber Music Festival.