Janine Jansen est un phénomène. À peine la violoniste néerlandaise a-t-elle commencé à murmurer les premières notes du Concerto n° 1 de Prokofiev que toute la grande salle Pierre Boulez est saisie par son chant habité. Tous les instrumentistes à cordes présents dans la Philharmonie comprennent alors en quelques instants qu’ils vont assister à une démonstration de savoir-faire violonistique. Quel bras droit ! La tenue d’archet de Janine Jansen lui permet de donner aux longs phrasés de l’ouvrage un souffle exceptionnel, et son ancrage dans la corde garantit une projection sonore qui ne fera jamais défaut : même dans les tuttis les plus virulents, le violon restera toujours audible, sans donner l’impression de forcer. Et quelle élocution de main gauche ! Articulés à la perfection, les traits pyrotechniques du redoutable Scherzo paraissent ludiques à souhait, et les guirlandes ornementales que la soliste doit régulièrement entortiller autour des thèmes sont parfaitement ciselées, alors même que cet exercice pourrait prendre l’allure de gammes un tantinet laborieuses.

Janine Jansen à la Philharmonie de Paris
© Mathias Benguigui

Si elle est une violoniste admirable, Janine Jansen ne bascule jamais dans ce surjeu instrumental qu’on trouve chez certains solistes avides du feu des projecteurs. La musicienne coule son style dans le relief de la partition qu’elle garde à portée de regard, elle écoute toutes oreilles dehors les motifs qui passent d’un instrument à l’autre derrière elle dans l’orchestre, elle se mêle au timbre des premiers violons quand, au détour d’une mesure, sa ligne mélodique doit les rejoindre, elle suit la battue de Mikhaïl Pletnev dans des changements de tempo si naturels qu’on devine qu’ils ont été travaillés et décidés sur-mesure avec le chef. Tant et si bien qu’à la fin de l’ouvrage, alors que le violon décolle dans des trilles angéliques à faire pleurer les pierres, on se dit que s’il devait exister une version « parfaite » du Premier Concerto de Prokofiev, ce serait celle-là.

Il faut dire que Janine Jansen est particulièrement bien accompagnée. Sur le podium, Pletnev joue avec la soliste comme un chambriste qui connaîtrait le jeu de sa partenaire sur le bout des doigts, anticipant ses inflexions, s’effaçant ou prenant l’initiative quand le texte l’exige. Le geste du chef est discret, parfois imperceptible depuis le parterre, mais les regards attentifs et le jeu de l’orchestre, jamais bridé, toujours au rendez-vous, en disent long sur l’art du maestro en concerto.

Mikhaïl Pletnev à la Philharmonie de Paris
© Mathias Benguigui

En introduction et en seconde partie de concert, deux œuvres de Tchaïkovski ont permis d’apprécier plus directement encore la bonne entente du chef avec l’Orchestre de Paris. Dès Roméo et Juliette, la belle santé de la phalange phare de la Philharmonie fait plaisir à voir : des pupitres de cordes (denses et homogènes) aux percussions (particulièrement justes) en passant par les cuivres (parfaitement dosés), le jeu orchestral s’épanouit harmonieusement sous le geste placide et mesuré de Pletnev qui, très habilement, garde de l’énergie sous la pédale pour ne laisser l’orchestre exploser que dans la dernière partie de cet ouvrage consistant. Il n’y a guère que dans le quatuor des bois solistes qu’on sent parfois quelques divergences de partis pris : si le hautbois de Philibert Perrine fait le choix de la transparence et du collectif avant tout, la flûte typée de Vincent Lucas se distingue régulièrement de l’ensemble par son léger vibrato si reconnaissable, au risque de déséquilibrer légèrement la petite harmonie. Il en faudrait plus toutefois pour troubler un jeu orchestral excellent, jusque dans des premiers violons qu’on n’avait pas vus à pareille fête depuis longtemps. À leur tête, la solide Michelle Ross donnera un solo d’anthologie dans la Troisième Suite de Tchaïkovski après l’entracte ; la violoniste (et compositrice) reviendra-t-elle prêter main forte à un pupitre qui se cherche toujours non pas un mais deux leaders ? C’est à souhaiter.

Le reste de la Troisième Suite, œuvre trop rarement jouée malgré sa richesse expressive (l’Orchestre de Paris ne l’avait plus programmée depuis 1968 !*), voit le jeu entre les instrumentistes et Pletnev atteindre des sommets de complicité. Dans les deux derniers mouvements, le maestro en confiance se départira de son flegme et se permettra des fantaisies gestuelles qui arracheront des sourires aux musiciens comme au public venu nombreux. On en oublierait presque le triomphe de Janine Jansen en première partie !


* Un lecteur vigilant nous signale que la Troisième Suite de Tchaïkovski a été interprétée au moins une fois depuis 1968 par l'Orchestre de Paris : c'était en 2013, sous la direction d'Andrey Boreyko. Toutes nos excuses pour cette erreur, et tous nos remerciements à notre lecteur attentif !

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