Imaginez un peu la scène : un samedi après-midi de Pâques à Bogotá, sur le parvis de la Iglesia de la Inmaculada Concepción de Suba, une file de personnes s'étend non seulement jusqu'au coin de la rue, mais aussi le long des quatre rues suivantes. Non, ce n'était pas pour un service religieux, ce qui n'aurait pas été étonnant dans un pays aussi résolument catholique, mais bien pour un concert. Un concert gratuit. Un concert de musique classique. La police avait volontiers passé outre le règlement pour accueillir la foule, et le temps de rejoindre nos sièges pour écouter la Kölner Akademie jouer Mozart, l'église était remplie de gens de tout âge, debout à cinq de front dans les nefs latérales. La porte ouest avait même été laissée ouverte pour que ceux qui ne pouvaient pas entrer puissent écouter.

Mais que faisait donc l'un des meilleurs orchestres de chambre européens à jouer gratuitement dans la petite église d'un quartier tranquille de la capitale colombienne ? Ce n'était pas une boîte de chocolats à l'effigie de Mozart, offerte dans les salles dorées de Salzbourg ou de Vienne. Non, c'était l'un des 17 concerts gratuits du festival "Bogotá es Mozart", réunissant des solistes et ensembles d'Europe, et des musiciens colombiens. De dire que le festival est ambitieux serait l'euphémisme le plus risible de l'année. Les BBC Proms, reconnu comme l'un des plus grands festivals de musique classique au monde, donne plus de 80 concerts l'été prochain au cours de huit semaines. "Bogotá es Mozart" programme 63 concerts en seulement quatre jours !
La plupart des concerts était joués dans la salle principale ou dans le studio du Centre Culturel Julio Mario Santo Domingo, une infrastructure publique de la partie nord de Bogotá, offerte en donation par la famille Santo Domingo à la ville. D'autres événements se tenaient dans le pittoresque Teatro Cólon, dans le quartier Candelaria, ou bien dans le tout proche Teatro Jorge Eliécer Gaitan. Mais de nombreux autres endroits - des bibliothèques, des espaces publics, de petits théâtres - essaimés autour de la ville accueillaient des concerts, gratuits la plupart du temps, pour permettre au plus grand nombre d'écouter la musique. La qualité des musiciens pour ces concerts gratuits n'était jamais sacrifiée. J'ai entendu le quatuor à cordes Simón Bolívar, formé par les solistes de l'Orchestre Symphonique Simón Bolívar du Venezuela, jouer deux quatuors (K458 et K465) dans la Villa Mayor. La foule serpentait au dehors, composée à 75% de moins de 25 ans. Je n'ai pas pu m'empêcher de faire une comparaison, et d'essayer d'imaginer combien de jeunes londoniens se seraient déplacés pour un concert gratuit de quatuors de Mozart.
La réponse du public de Bogotá a été incroyable en deux sens. Premièrement, les Colombiens se sont présentés en masse, et pas seulement aux concerts gratuits. Ramiro Osorio Fonseca, directeur général du Teatro Mayor, responsable de l'organisation du festival, a expliqué que les billets étaient subventionnés, ce qui les rendait beaucoup plus abordables. Deuxièmement, la réponse des audiences à la musique a tout simplement été phénoménale. Ils ont écouté attentivement et applaudi très fort. Je n'avais encore jamais entendu autant de rappels - d'authentiques rappels, rien de concerté, peut-être simplement la reprise d'un dernier mouvement - dans un si court laps de temps.
Je n'ai rencontré aucune des mauvaises habitudes qui sévissent chaque semaine dans les publics de Londres : pas de rituel de toux entre les mouvements, pas de "bravo" avant la dernière note pour se vanter de connaître la fin de la pièce... L'audience a aussi été clairvoyante. La seule standing ovation que j'ai vue au festival - et nous nous sommes tous levés unanimement - était pour la bluffante prestation de la Jupiter par l'Orchestre de Chambre de Vienne.
C'est le deuxième festival international de musique de ce genre en ces lieux. En 2013, il s'appelait "Bogotá es Beethoven". Enrique Muknik, promoteur des deux festivals, Beethoven et Mozart, m'a raconté comment il s'est inspiré des exemples de Bilbao, Nantes et Tokyo, où plusieurs concerts sont programmés tout au long d'une même journée. Cela a fonctionné. "Pouvez-vous imaginer que des femmes avec des enfants dans les bras faisaient la queue pour écouter l'opus 132 de Beethoven ?!" L'enthousiasme sans borne de Muknik pour ce projet est partagé par l'ensemble de l'équipe du Teatro Mayor, ainsi que par ceux qui avaient assisté à l'édition précédente. Le critique Laurence Vittes, de Los Angeles, était déjà là en 2013 et a clairement été contaminé par le virus Bogotá. Il revient au festival consacré à Mozart et est attendu cet été lorsque Gustavo Dudamel et son Orchestre Symphonique Simón Bolívar présenteront la première symphonie d'un cycle Beethoven... pas à Caracas, prenez note, mais bien à Bogotá !
50,000 billets ont été subventionnés pour le festival Mozart. Osorio a expliqué que les fonds qui permettent des tarifs aussi attractifs provenaient de la recette des billets (25%) et du budget du Teatro Mayor (25%). Les 50% restants viennent de sponsors professionnels, comme la Banque de Colombie (basée non à Bogotá mais à Medellín) et de compagnies d'assurances. Osorio m'a dit comment Bogotá est devenu le centre de toutes les attentions en Amérique Latine après le déclin de la scène musicale à Caracas. Le secteur économique est intéressé de promouvoir le domaine de la culture et il y a clairement un souhait collectif entre les institutions privées et publiques de Colombie de développer un public pour la musique classique.
Si ce festival avait eu lieu autre part, en Grande-Bretagne par exemple, pour répondre à son but premier d'ouvrir la musique classique à de nouveaux publics et de la rendre "accessible", les promoteurs se seraient concentrés sur des conférences ou des pré-concerts pour expliquer aux gens ce qu'ils vont entendre. Pas là. À Bogotá, ils présentent simplement une masse de concerts, distribuent des programmes gratuits à l'entrée... et vous savez quoi ? Les gens affluent en nombre et ils adorent ça.
Espérons que de nombreuses initiatives de ce genre écloreront partout ailleurs, pas seulement en Amérique du Sud, là où il y a un besoin de former de nouveaux publics à la musique classique, ce qui comprend aussi l'Amérique du Nord et l'Europe.
Ces quelques jours ont été incroyables. Je suis sûr d'une chose. Je n'entendrai plus jamais l'Ave verum corpus de la même manière. C'est l'effet que Bogotá a sur vous.
Traduit de l'anglais par Luce Zurita