Même si l'amplitude du répertoire pianistique de Pollini est bien connue, le lundi 8 février cet ingénieur du piano nous a offert un récital dans lequel ont été rassemblés deux prestiges du piano romantique : Schumann et Chopin.
Il est entré concentré, sans regarder le publicet prêt à réaliser la tâche titanesque d'offrir, avec plus de sept décennies dans son dos, un concert de presque deux heures. En faisant preuve d’un pouvoir technique troublant ne laissant indifférent personne et loin des gestes inutiles, le pianiste a interprété l’ambitieux Allegro en Si mineur op. 8 de Schumann. Dans la cadence initiale, il a su démontrer pourquoi même Arthur Rubinstein avait reconnu sa valeur quand l’italien ne comptait que dix huit ans: “il joue déjà du piano mieux que beaucoup d'entre nous”. Pollini a su transmettre, ceci est sûr, sans stridence, ce langage musical schumannien dans lequel, avec une écriture peu pianistique, le piano devient le moyen et non pas la fin. Il a froidement élucidé la complexe trame de textures et le sens polyphonique que renferme cette œuvre, bien que l’intention de marquer les contrastes abruptes et les références à l'orchestre soient restées masquées par un surprenant écho constant de toux et éternuements dans la salle.
La sensation allait crescendo quand la Fantaisie en ut majeur op. 17 de Schumann, dédiée à Liszt, a laissé entrevoir l’introspection latente des émotions qui converge en elle. À une époque où le compositeur luttait pour obtenir l’approbation du père de la femme qui sera sa source d’inspiration ainsi que sa compagne, Clara Wieck, Schumann demande de la passion dans un premier mouvement dont l’origine remonte à une composition antérieure. Dès le turbulent début, où toute véhémence était absente, se fait entendre un cri d’amour remémorant le renoncement obligé à sa bien-aimée. Les lignes mélodiques chargées d’amertume qui représentaient l’intense monde intérieur du compositeur étaient chantées par Pollini lui-même au milieu de l’agitation. Comme s’il voulait faire taire les bruits qui de temps en temps s'entendaient, l’italien a abordé avec toute son énergie le second mouvement, en marquant le contrepoint qui s’y cache et qui semble vouloir dépasser toutes les limites. Le point culminant est arrivé avec le final, dans lequel le public, asphyxié par la turbulente broussaille de notes, s'est précipité, enthousiasmé, pour applaudir Pollini, qui a porté le mouvement avec ardeur jusqu’au point culminant (…mesdames et messieurs: ce n’est pas fini!). Après la tempête, le calme est arrivé au travers d’un dernier mouvement introspectif et lyrique qui évoquait les op. 109 et op. 111 de Beethoven. Pollini a respiré et a offert une bouffée d’air frais à un auditoire qui est resté ébloui par la palette de nuances qui soulignaient le caractère poétique du troisième mouvement. Sans doute, un hommage à Beethoven ; pas en vain, l’allemand sera un parfait représentant des valeurs du Davidsbündler dans la lutte contre la médiocrité et la superficialité. Dans Schumann, l’italien a vaincu avec une totale maîtrise le conflit qui émane de ses constructions rythmiques et qui suggère une envie constante de bousculer les normes classiques de symétrie et de périodicité dans la recherche continue de la liberté créative.
Chopin a retenu l’attention de la deuxième partie de la soirée. Un compositeur que l’italien a interprété partout dans le monde durant sa longue trajectoire pianistique. Avec un échantillon d’œuvres de petit et moyen format, les attentes face à ce qui promettait être une deuxième partie historique furent un peu troublées. Ce qui aurait dû être, ne le fut pas. L’interprétation de ces formes dans lesquelles l’idée musicale a l'air de surgir et de se développer d’une manière presque improvisée, paraissait oublier la tendresse qui s’en dégage. L’exception fut la Barcarola en fa dièse majeur op. 60, chanson gondolière vénitienne, une pièce dans laquelle l’interprète a su combiner l'équilibre entre le contrôle technique et la délicatesse. Dans les deux Nocturnes de l'op. 55 (le premier riche en ornements, le second complexe et dense), le phrasé, l’idéal de la déclamation de la voix humaine et l’ornementation au service de la liberté mélodique se sont perdus entre ses mélodies. Par contre, il a bien guidé les auditeurs à travers les labyrinthiques passages de la Polonaise-Fantasie nº7 op. 61. Dans cette pièce déjà éloignée du concept de “polonaise” comme danse, les parties, qui se suivaient sans lien apparent mais avec une impétuosité orageuse, un doigté compliqué et des contrastes marqués qui parfois empêchaient de pressentir la fin, firent de l’interprétation une succession de contrôle technique dans une recherche perpétuelle de perfection (ce qui explique pourquoi quelques-uns de ses enregistrements de Chopin furent un événement marquant dans l’histoire discographique). Pollini a magistralement illustré la transformation radicale que le compositeur a effectué dans le Scherzo. Il a confronté la splendeur dramatique avec des moments d’intense lyrisme, de la déchirante descente d’octaves initiale jusqu'au choral du deuxième thème où, avec une beauté sereine, il a conquis l’admiration du public après une coda furieuse. Et les bis n'ont pas tardé : une étude révolutionnaire de Chopin qui laissait quelques notes sur la route et l’imposante Ballade en sol mineur op. 23.
Néanmoins, nous devons être justes : les absences que nous avons observées de ce prodige du piano sont ce qui a fait le succès de ses interprétations de Stockhausen, Nono ou Boulez. Pollini, apogée et gloire d’une époque passée qui vécut une lutte fébrile à la recherche de la perfection, reste de nos jours un mythe pour un public dont les goûts musicaux ont évolué depuis la recherche de la perfection vers la profondeur musicale. Ceci n’est pas un obstacle pour qu’on puisse reconnaître une légende vivante du piano quand on l’a devant les yeux !