Mi-clergyman, mi-Droopy, András Schiff s'avance lentement sur la scène de la Philharmonie, un petit mouchoir blanc dans la main. Il salue, s'assied devant le Bösendorfer en acajou flammé brillant qu'il affectionne. Son passionnant programme est comme il le dit conçu « comme une composition », ajoutant peut-être imprudemment que « le concert n'est plus un divertissement mais une éducation ». Le public ne vient ni prendre une leçon ni se faire éduquer. Il vient pour des raisons aussi multiples que les attentes de chacun. Et si l'art de l'interprétation est une morale, il faut prendre garde à n'être que moraliste. Les deux siècles passés ont été suffisamment moralisateurs en ce domaine et notamment le critique Robert Schumann dont Schiff va donner les Danses de Compagnons de David, version musicale génialement exaltée de ses combats de publiciste excommunicateur.

À peine assis, Schiff commence le Caprice sur le départ de son frère bien-aimé de Bach, une sorte d'ancêtre de la Sonate « Les Adieux » de Beethoven, dont les parties traduisent les états d'âme de Bach, qui va jusqu'à imiter le cor du postillon annonçant l'arrivée du voyageur, puis les sonneries joyeuses de trompettes célébrant les retrouvailles. Schiff détaille ce capriccio avec minutie, sur un piano qui sonne petit, avec une sonorité courte, très focalisée, des graves qui ne sortent que quand ils sont appuyés mais dont les deux octaves qui entourent la serrure sont rondes et d'une grande beauté. On attend que la musique vive, enjouée ou attristée, mais elle reste dans l'instrument, un brin scolaire et tatillonne, sans tension harmonique et mélodique. Ni le cor de postillon ni les fanfares ne claironneront.
La polyphonie du Ricercare à trois voix de L’Offrande musicale sera elle aussi plus minutieusement montrée qu'elle ne vivra comme par exemple le tout jeune Yunchan Lim l'aura réussi pendant les épreuves du Concours Van Cliburn et surtout, surtout, comme on a entendu en récital Tatiana Nikolaïeva jouer ces deux pièces dans une esthétique pianistique somptueuse, une autorité et une clarté d'élocution inoubliables. Dans la Suite française n° 5, Schiff est savant, historiquement informé et il fait tous les ornements avec soin et même une sorte de maniaquerie. Or, jouer Bach au piano, c'est en faire une transcription, pour un instrument qui comme un caméléon peut imiter tous les autres. Au clavecin, les ornements sont un des éléments de rhétorique consubstantiels à cet instrument dont le son ne dure pas et ne permet pas les nuances dynamiques. Le piano les aime beaucoup moins : il permet la nuance, a deux pédales pour jouer sur la couleur et la durée du son. Du coup, ce soir, l'esprit de la danse qui anime les suites et les partitas de Bach, l'élan de la phrase cèdent le pas devant sa décomposition en petites cellules collées les unes aux autres.
Schiff a une technique très particulière qui renonce aux sortilèges pianistiques : son jeu n'est ni dense, ni lumineux, ni chantant ni vraiment percussif, ni vraiment articulé ni vraiment legato. Mais on écoute sans être jamais distrait un artiste dont la manière n'est pas indifférente, trop retenue par un imaginaire sonore trop restreint... Schiff réussit néanmoins bien la fugue qui suit la Fantaisie chromatique BWV903, machine polyphonique qui pousse irrésistiblement le pianiste en dehors des limites qu'il s'impose. Même si on ne sait jamais vraiment si l'imaginaire invente la technique du pianiste ou si c'est elle qui le conditionne.
On se pose la question, car elle ne change pas pour les Davidsbundlertänze de Schumann. Schiff a beau faire vibrer son doigt sur certaines notes à découvert, le son ne change évidemment pas par ce moyen une fois émis : seul un clavicorde permet de faire vibrer le son. Les phrasés sont sous contrôle dans les moments d'emportement qui mettent le pianiste en péril, comme après sa virtuosité sera malmenée par les Variations sérieuses de Mendelssohn ; le bras attaque directement et de haut le clavier et les accords sonnent durs, les graves crient et la pédale est enfoncée violemment d'un coup, le talon décollé du sol. L'esprit de danse et de fantaisie, tout comme le rêve et l'exaltation schumanniens, sont contraints : c'est trop civilisé, comme le sera pour conclure la Sonate « La Tempête » de Beethoven. Après une belle entrée en matière interrogative, elle se perdra dans les détails, retenue à l'excès, gentille et même un brin sentimentale et souriante parfois dans l'Allegretto final. Et sans l'esprit d'improvisation inquiète attendu.