Trois musiciens d'origine et de formation radicalement différentes se présentent sur la scène de la Fondation Louis Vuitton ce jeudi soir. Le trio que forment Anne-Sophie Mutter, Yefim Bronfman et Pablo Ferrández est visuellement étonnant ; un voisin malicieux, jouant sur le patronyme de la violoniste, lance : « c'est la trinité mère-père-fils » ! On se demande d'ailleurs ce que peut donner pareil attelage entre un fringant trentenaire au violoncelle, un virtuose blanchi sous le harnais au piano et, au violon, une jeune sexagénaire révélée par Karajan il y a cinquante ans, sur qui les années semblent n'avoir aucune prise. De toutes ces différences, ce trio va faire une richesse aussi éclatante qu'inespérée. Mais pas forcément là où l'on attendrait qu'elle se révèle à son acmé. On pensait trouver tout notre bonheur dans l'un des sommets de la musique de chambre, le Trio op. 97 dit « à l'Archiduc » de Beethoven, et peut-être subir avec un peu d'ennui les longues variations de l'unique Trio de Tchaïkovski. Et c'est le contraire qui arrivera !

Anne-Sophie Mutter, Yefim Bronfman et Pablo Ferrández © Fondation Louis Vuitton / Martin Raphaël Martiq
Anne-Sophie Mutter, Yefim Bronfman et Pablo Ferrández
© Fondation Louis Vuitton / Martin Raphaël Martiq

On ne pourra reprocher ni à Anne-Sophie Mutter, ni à Pablo Ferrández, ni à Yefim Bronfman de ne pas connaître sur le bout des doigts ou de l'archet la partition de Beethoven, l'une des plus lumineuses, franches et joyeuses du compositeur qui se fait ici plus Viennois qu'un natif de la capitale autrichienne, plus que dans aucune des treize autres œuvres dédiées à celui qui fut son élève et son mécène, l'archiduc Rodolphe d'Autriche. Cela commence d'ailleurs assez étrangement ; Bronfman installe majestueusement le superbe thème d'une noblesse qui va irriguer tout le premier mouvement, dans un tempo mesuré – trop mesuré sans doute pour ses comparses qui, dès qu'ils se joignent au piano, accélèrent le mouvement. Le pianiste restera sur la réserve, presque timide de son (alors qu'on sait ce que Bronfman peut tirer d'un piano !) durant tout l'« Allegro moderato » initial. Il se déridera un peu dans l'étonnant passage où à quelques gammes dans le haut du clavier répondent trilles et pizzicati des cordes.

Cette réserve déteint sur le violon de Mutter comme sur le violoncelle de Ferrández. Dans le scherzo qui suit, c'est la bonne humeur – cette intraduisible Gemütlichkeit si typiquement viennoise – qui devrait dominer l'aimable conversation entre les trois protagonistes qui rebondit sur chaque premier temps. Au lieu de cela, tout file droit, presque raide, même si techniquement on admire l'entente parfaite entre les trois musiciens. Mais que ne s'amusent-ils pas ici ! Vont-ils laisser s'exprimer la tendresse, la douce effusion de l'« Andante » si simplement poétique qui suit ? On va enfin retrouver le son si chaleureux, reconnaissable entre tous, d'Anne-Sophie Mutter, ce vibrato serré dont elle usait parfois jadis avec excès, on va entendre le beau grave boisé d'un violoncelle juvénile et ardent, et Bronfman leur fait un tapis de velours de son clavier enfin coloré. Mais il manquera au quatrième mouvement le même caractère enjoué voire débridé qu'on attendait dans le deuxième. L'ensemble n'a pas manqué d'allure, tout juste d'une dimension ludique qui nous aurait comblé.

Après une courte pause, le trio s'attaque à l'opus 50 de Tchaïkovski, l'un des plus longs de la littérature pour piano et cordes. Le compositeur le dédie à la mémoire de l'un de ses plus proches amis, le pianiste Nikolaï Rubinstein, mort à Paris en mars 1881. Tchaïkovski recourt à une construction inédite pour un trio avec clavier : un thème et des variations, un procédé qu'il a certes déjà utilisé, mais dans de bien moindres proportions, dans ses Variations sur un thème rococo et qu'il reprendra dans sa Troisième Suite pour orchestre.

Comme s'il s'était libéré d'un carcan, le trio Mutter-Ferrández-Bronfman va enfin donner sa pleine mesure dans une œuvre qui exalte la puissance du romantisme russe. On reconnait immédiatement la patte de Tchaïkovski, notamment dans le funèbre « Pezzo elegiaco » qui ouvre et refermera l'œuvre. Pablo Ferrández et Anne-Sophie Mutter le chantent à plein archet, bientôt rejoints par le piano impérieux de Yefim Bronfman. Le piano lance ensuite, propulse même le thème et les dix variations qui vont suivre comme autant d'exercices de style, où Tchaïkovski fait écho à ses modèles (Bach, Beethoven, Chopin) et à ses admirations (Brahms). L'enthousiasme, la générosité, l'osmose des interprètes nous bouleversent, avec une mention spéciale pour Anne-Sophie Mutter et son violon stratosphérique.

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