Ce soir, Arcadi Volodos rend hommage à Alicia de Larrocha dont on fête le centenaire de la naissance, pianiste à la sonorité moelleuse et incisive, chantante et orchestrale, qui mettait en espace dans le ballet de ses bras et de ses petites mains potelées les plans sonores qu'elle tirait d'un piano magique et orchestral. Inoubliable était aussi sa façon directe de lire la musique sans jamais l'offenser par une prise de parole tonitruante. Le pianiste entre en scène, salue brièvement, prend place devant le grand Steinway qui l'attend dans une Philharmonie plongée dans la pénombre.

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Arcadi Volodos
© Marco Borggreve / Sony Classical

Commencer par les Música callada de Federico Mompou est prendre le risque d'avoir un public pas encore assez recueilli pour recevoir cette musique de l'indicible, à la frontière du silence, pure sensation désincarnée. La moindre toux, le moindre bruit de salle peuvent la briser quand du piano elle va vers le public au superlatif du pianissimo, dans une volée de cloches de bronze ou un frottement harmonique qui brise le cœur. Et ce n'est que toux à gorge déployée, que sacs fouillés bruyamment. À la troisième sonnerie de téléphone, Volodos s'arrête. S'adresse à une personne qui apparemment répondait à ses messages au premier rang, lui demande gentiment s'il peut continuer. Quelques instant après, de nouveau la même sonnerie. Il s'arrête. Du public montent les protestations : « Sortez madame ! ». Ce que cette crinière blanche fait sous les applaudissements de l'audience soulagée. Tandis qu'une autre sort à l'autre bout de la salle en expectorant si bruyamment qu'on l'entendra longtemps, après la fermeture de la porte. 

Volodos reprend là où il s'était arrêté dans les Música callada qu'il a choisies dans les quatre cahiers, sans que son jeu porte les stigmates de ces épisodes désagréables. Son art du son est tel que le pianiste le sculpte dans les profondeurs d'un clavier dont les touches semblent s'enfoncer indéfiniment. Volodos semble improviser tant il est libre dans une musique qui se passe parfois de barre de mesure comme de tonalité bien précise, qui fuit la moindre idée de développement pour un anti-discours dont la narration s'est absentée. Musique révolutionnaire composée à l'écart de toute école ou courant de 1959 à 1967 dont le compositeur dit qu'elle « ne contient ni air ni lumière (…). On ne lui demande pas d'aller plus loin que quelques millimètres dans l'espace, mais elle a pour mission de pénétrer les profondeurs de notre âme et les coins les plus secrets de notre esprit ». Bonne nouvelle : bien peu la jouaient mais elle l'est de plus en plus, un peu grâce à des missionnaires tels que Larrocha en son temps, Volodos et Stephen Hough de nos jours. 

Tout autre est la Ballade n° 2 de Liszt, sorte de préfiguration de la Sonate en si mineur, publiée en 1854. Arcadi Volodos ne l'attaque pas d'une façon frontale, la houle de la main gauche est fondue dans une pédale généreuse, continuum harmonique plus que ligne distincte sur laquelle la main droite lance sa plainte. Dieu que ce piano est beau, orchestral, wagnérien en un sens, avançant par masses mouvantes, glissant les unes sous les autres, mais de façon séquentielle. Trop sans doute, si l'on se remémore l'abstraction intimidante d'un Claudio Arrau ou la narration continue de Nelson Freire. Ici nous versons vers le pianisme somptueux mais capricieux, tout dans l'instant de Vladimir Horowitz sans la tension démonique du pianiste ukrainien. Mais Volodos ne va sans doute pas au bout du chemin, car d'un coup il se fait histrion dans les dernières pages dont on ne jurera pas qu'il respecte à la lettre l'édition… De telles octaves, de tels traits, de tels enchainements telluriques d'accords, un tel son colossal et sans dureté aucune, unique en notre temps, ne peuvent que provoquer un triomphe.

La seconde partie du récital sera consacrée à Scriabine dont Volodos enchaine des préludes, études, poèmes, danses et la Sonate n° 10 sans pause, ce qui nous entraîne dans un monde là encore de sensations pas si lointaines parfois que dans la musique de Mompou. Le pianisme somptueux de l'artiste, son art inimaginable de l'étagement des plans sonores et des gradations dynamiques, cette façon qu'il a de se retirer en lui comme un anachorète, tout en partageant sa musique avec chacun, laissent sans voix. Dans la sonate et Vers la flamme, il atteint une incandescence extatique qui pulvérise l'idée d'interprétation : sans doute le plus beau compliment à faire à un... interprète. 

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