Se glisser dans les chaussures de Janine Jansen n’est pas chose facile… C’est pourtant le défi que s’est lancé Alexandra Conunova qui remplace la célèbre violoniste néerlandaise, souffrante. Un défi relevé avec panache par la jeune musicienne dans la grande salle de la Philharmonie, face à un Orchestre de Paris volcanique, qui s’échauffe dans Bartók sous la direction de Jukka-Pekka Saraste avant l’exaltation mahlérienne.
En esquissant les premières notes du thème du Concerto pour violon n° 1 de Bartók, Alexandra Conunova expose d’emblée ce qui sera sa force tout au long de l’œuvre : un son riche, chaud et puissant, dont la somptuosité est mise en valeur par un legato impeccable. Tout en renforçant le caractère lyrique des passages chantés avec des glissades expressives, la soliste parvient à ménager des montées en puissance très lentes – et d’autant plus impressionnantes – durant toute la première partie. Mais au fur et à mesure de l’œuvre, comme si son attention se relâchait, la continuité de la phrase (que son jeu préservait habilement jusque-là) s’effrite, le vibrato s’éteint brusquement sur certaines notes au milieu de la mélodie. Dans les passages plus rapides, si l’on sourit face à la malice des interventions des bois, qui tirent leur épingle du jeu d’une partie d’orchestre qui n’est pas très fournie, on ne peut s’empêcher de noter des traits qui ne sont pas toujours impeccables de clarté, même si les attaques, vraiment arrachées, ne manquent pas de caractère. Si bien qu’on préférera finalement le bis, la Sonate n° 2 « Obsession » d’Eugène Ysaÿe, dont l’impétuosité va comme un gant à la violoniste moldave et à son archet énergique.
Après ce déchaînement de passion, la direction de Jukka-Pekka Saraste dans la Cinquième de Mahler apparaît plutôt sobre. Avec une gestuelle assez économe, parfois même un peu hachée, le maestro semble avoir à cœur de dégager, à chaque mesure de cette monumentale symphonie, la ligne mélodique qui doit surnager au milieu des autres instruments, poussant chaque soliste à se surpasser. Cette lecture analytique a ses avantages – elle lui permet de faire ressortir les moindres inflexions de la mélodie, et ainsi de proposer une vraie narration – mais aussi ses inconvénients – les contrechants ou les accompagnements se trouvent parfois un peu trop négligés, au point de former pour l’auditeur une sorte de maelstrom sonore, beau mais incompréhensible. Ainsi, de la Trauermarsch initiale, on retiendra surtout l’élégance de la ligne du solo de trompette initiale, les incroyable solos de hautbois et les cuivres rutilants, les cordes demeurant relativement en retrait.
Si chaque thème, individuellement, est parfaitement soigné, chaque inflexion habilement soulignée, le chef ne parvient cependant pas toujours à faire le lien entre les différentes phrases. On finit donc par avoir du mal à distinguer un souffle global dans ce mouvement colossal, qui semble ici fait d’une juxtaposition de superbes mélodies et de progressions dynamiques particulièrement brusques. Mais cette impression que chaque musicien de l’orchestre, malgré une apparente réserve, est à tout instant capable de fulgurances sublimes, devient de plus en plus séduisante au fur et à mesure des mouvements. Les soudaines explosions de joie des vents, qui lèvent le pavillon en l’air pour les sommets du Stürmisch bewegt, forcent l’admiration. Et surtout, le cor du Scherzo, debout, chauffé à blanc, dont le son d’abord rayonnant semble s’estomper délicatement au fur et à mesure du mouvement, est éblouissant de charisme. Entre les cuivres qui tonnent, les violons incisifs, les violoncelles incroyablement charnels, les oppositions entre les différentes textures sont multiples, si bien que les presque vingt minutes de ce troisième mouvement n’ont jamais été aussi palpitantes.
L’accalmie (relative) de l’Adagietto est donc particulièrement bienvenue. Si la direction de Saraste semble assez autoritaire – il sculpte de ses bras chaque inspiration et chaque soupir –, elle a le mérite d’imposer une ligne fabuleusement claire, et de faire naître un vrai rubato d’orchestre. On perçoit aussi dans le mouvement lent cette forme d’impatience qui faisait l’intérêt des sections plus rapides, et qui semble mener tout naturellement vers le finale. Cet ultime mouvement galvanise les musiciens : entre un basson sautillant, un hautbois raffiné, une clarinette qui semble improviser, les bois offrent des solos savoureux, face à des cordes tantôt massives et compactes dans les vastes tuttis, tantôt douces et aimables dans les passages délicats. C’est cet apparent plaisir de jouer que l’on retiendra finalement, et qui fait de cette Symphonie n° 5 une véritable fête de l’orchestre.