Il ne faut jamais venir à un concert avec des souvenirs ou des préjugés, ce qui revient au même ! C’est la réflexion qu’on se faisait ce dimanche au sortir du concert de Riccardo Chailly et de la Filarmonica della Scala. Car jusqu'à présent, le chef milanais ne nous avait jamais totalement séduit ni convaincu lors de ses venues à la Philharmonie de Paris, même avec le Gewandhaus de Leipzig dont il fut le directeur musical jusqu’en 2016...
Le programme de ce concert dominical commence bien mal : s'il est imprudent de se lancer dans la juvénile Première Symphonie de Prokofiev à l’heure de la sieste post-prandiale, il paraît plus risqué encore de le faire avec un effectif de cordes wagnérien (14 premiers violons !). Le premier mouvement, pris dans un tempo bourgeoisement ankylosé, fait ronfler des pupitres en peine de cohésion. L’esprit, l’humour inhérents à ce pastiche de symphonie à la Haydn ? On devra s’en passer. Il en sera ainsi jusqu’à la fin. Là où le trait peut s'appesantir (la gavotte du troisième mouvement), La Filarmonica fait juste bien propre et joli, et dans le dernier mouvement (un Molto vivace qui doit pétiller et fuser), la masse orchestrale leste irrémédiablement la propulsion de l’ensemble.
Le Premier Concerto pour violon qui suit gagnerait lui aussi à un effectif orchestral réduit, tant l’œuvre présente un caractère chambriste. C’est ainsi que le jeune violoniste d’origine arménienne Emmanuel Tjeknavorian le conçoit manifestement. Un bref instant, on se croit revenu à Christian Ferras : avec sa sonorité solaire et son vibrato serré, Tjeknavorian tire de son Stradivarius une pureté simple et juste, au point de paraître neutre dans les soubresauts qui parcourent un concerto à la dominante très élégiaque. Le violoniste confirme ce penchant pour l’intériorité en bis avec une mélodie arménienne de Komitas.
On sort de cette première partie très dubitatif sur ce qui va suivre : on a tellement de références, plus au disque qu’au concert d’ailleurs, de la Symphonie « Pathétique » de Tchaïkovski qu’on craint d’être déçu... Le tout début commence d'ailleurs trop fort : contrebasses, altos et basson devraient sourdre mystérieusement des entrailles de l’orchestre. Sans doute Chailly et la phalange scaligère n’ont-ils pas eu le temps d’apprivoiser tous les secrets de l’acoustique du vaisseau parisien. Broutilles, car on va vite comprendre le dessein du chef, et pressentir la réussite de cette vision.
D’abord l’orchestre semble ressoudé, les pupitres de bois et les cuivres ont retrouvé une homogénéité plus d’une fois prise en défaut en première partie ; et puis Riccardo Chailly évite le travers de nombre de ses illustres aînés (Bernstein, Karajan, pour ne citer qu’eux) qui « pathétisent » l’œuvre dès le début. Or on ne comprend rien à la pensée du compositeur, ni aux tourments qui le traversent, si on donne une vision hémiplégique ou uniment sombre de la symphonie. Dans le premier mouvement, il y a encore de la lumière, de l’allégresse même, malgré des passages tumultueux – c’est étrange comme, sous la battue de Chailly, des ressemblances avec le Roméo et Juliette du même Tchaïkovski se font jour ! On aime que le chef italien conserve une transparence méditerranéenne à son orchestre, comme pour rappeler que l’Italie fut le refuge des seules périodes vraiment heureuses du compositeur russe.
La valse à cinq temps qui forme le deuxième mouvement est proprement irrésistible, son lumineux ré majeur convoque tant de réminiscences (Anna Karénine, Guerre et Paix, Le Lac des cygnes) à peine ombrées de quelques plaintes fugaces. On se demande pourquoi Chailly n’a jamais gravé aucun des ballets de Tchaïkovski, tant il se montre souverainement élégant, chorégraphique dans cet Allegro con grazia. L’Allegro molto vivace qui suit cache bien son jeu : commençant comme un scherzo virevoltant, une démonstration de virtuosité orchestrale, il se transforme vite en une terrible et inexorable course à l’abîme avec ses cuivres cinglants. C’est ici que Chailly balaie définitivement toutes les réserves qu’on avait pu garder de ses précédents concerts : la gradation du mouvement, pris d’abord sur la pointe des pieds, la carrure martiale qu’il lui imprime, sans jamais forcer le son, sont d’un grand chef, qui renouvelle en profondeur notre écoute d’une œuvre si rabâchée.
On en veut à nos voisins de rang qui, sans même regarder le chef qui enchaîne immédiatement avec le finale, applaudissent par réflexe les accords triomphaux de ce troisième mouvement. Alors que Chailly ménage une transition admirable avec un Adagio bien assez lamentoso pour qu’on n’ait pas besoin d’en faire un interminable thrène funèbre. La retenue, la pudeur même qu’affiche le chef, donnent sa pleine densité à cet adieu résigné à la vie. Triomphe pour Chailly et ses musiciens milanais !