Teodor Currentzis a encore frappé : peu de chefs pourraient comme lui déchaîner la Philharmonie avec l’énorme et complexe Symphonie n° 4 de Chostakovitch. Avec son ensemble musicAeterna, il défend une lecture téméraire de l’œuvre qui terrifie autant qu’elle impressionne.

Teodor Currentzis
© Nadia Romanova

En prélude au monument, les musiciens présentent une création de Marko Nikodijević, parting of the waters into heavens and seas / secundus dies. Si le compositeur dit refuser de voir dans cette pièce inspirée par un épisode du Livre de la Genèse un éventuel lien avec la symphonie qui sera jouée ensuite, force est de reconnaître qu’elle est une excellente entrée en matière : même caractère implacable dans les premières notes en forme de coups de semonce, même travail sur les textures orchestrales ensuite. Ce sont en effet les couleurs étranges et les mariages de timbres insolites obtenus par le compositeur qui font l’essentiel de l’intérêt de l’œuvre, qu’il s’agisse des nappes étales des cordes en harmoniques sur lesquelles se pose le cor anglais, ou des passages plus bruitistes où les percussions ont la part belle. Chaque section, assez répétitive, est séparée de la suivante par une rupture souvent brusque, si bien que l’on accueille avec un certain soulagement la montée en puissance finale, puis la conclusion plus douce en forme d’écho. La métaphore aquatique est en revanche loin d’être évidente, si bien que les musiciens semblent plutôt aborder la pièce comme une introduction à l’explosion de violence de la symphonie de Chostakovitch. 

Debout pendant plus d’une heure, l’orchestre et son chef donnent à cette œuvre sombre un caractère résolument spectaculaire. Dès l’écrasante entrée en matière de l’Allegro poco moderato, les cuivres et les bois tonitruants semblent prêter une attention particulière aux attaques, qui ressemblent à autant de consonnes à l’émission précise. La gestuelle de Teodor Currentzis, toujours très expressive, se fait plus légère pour accentuer, dès que cela est possible, le caractère dansant d’une mesure ou le rythme ternaire d’une phrase. L’implication de chaque instrumentiste est exemplaire : chez les bois, les cinq clarinettes sont habitées d’une énergie impressionnante dans chaque tutti ; chez les cordes, les violoncelles ont un vibrato et des vitesses d'archet absolument identiques. Cette homogénéité parfaite permet des effets de surprise très réussis dans les changements d’atmosphère, mais donne aussi à l’orchestre des allures de machine infernale dans les sections les plus violentes, le niveau sonore devenant alors presque insupportable. Au point que l’on regrette finalement que les phrases les plus douces ne soient pas l’occasion de descendre encore plus bas dans l’échelle des nuances, pour reposer l’oreille du spectateur.

Il faudra attendre le Moderato con moto pour déceler de véritables pianissimos – mais quels pianissimos ! Là encore, les cordes s’illustrent par une parfaite uniformité dans l’usage de l’archet, en se cantonnant parfois à une mélodie chuchotée sur quelques centimètres, et le placement des appuis. Au fur et à mesure que la mélodie se fait plus lente, plus méditative, la gestuelle du chef devient moins volubile, plus incantatoire. Le crescendo de la fin du deuxième mouvement, parti d’aussi bas, véritable rouleau compresseur qui écrase tout sur son passage, n’en est que plus terrifiant.

Après pareille explosion de violence, on est presque surpris par le solo de basson sombre, presque veule, qui ouvre la première partie du finale, Largo, puis par la délicatesse des entrées de la flûte ou du hautbois. Mais ce répit n’est que de courte durée : bien qu’entrecoupés de moments murmurés chez les cordes ou de courtes valses décadentes, ce sont les fortissimos écrasants, ici marqués par une forme d’exultation qui rappelle la conclusion de la Symphonie n° 5, qui dominent le mouvement. Si l’on ressent par instants une forme de fatigue chez les musiciens (on le serait à moins !) avec de microscopiques décalages, leur énergie toujours renouvelée force l’admiration. La conclusion suspendue retiendra encore l’attention du spectateur : la timbale qui semble s’éloigner progressivement, les notes de contrebasses si murmurées qu’elles semblent voisiner avec les infrasons, tout provoque chez le spectateur sonné par la violence de l’œuvre une perte de repères saisissante. Saisissante, cette lecture de la Symphonie n° 4 l’est absolument : sans faire de concession, sans ménager leur auditoire, Teodor Currentzis et ses musiciens méritent bien leur standing ovation.

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