Tout le monde est au rendez-vous pour le très attendu récital de Lucas Debargue à la Philharmonie de Paris : la salle est comble d'admirateurs, spectateurs, rédacteurs et détracteurs. Depuis son passage remarqué au 15e Concours Tchaïkovski il y a quatre ans, le pianiste, décrié par certains et porté aux nues par d'autres, ne cesse de faire polémique. Non-conformiste autant par sa personnalité que par son approche de la musique, ses choix de programmes ou son jeu, il ne laisse personne indifférent. Le récital de ce soir, magistral et haut en couleurs, en est la preuve vivante.
La première partie est consacrée à Scarlatti que le pianiste a récemment enregistré pour le label Sony dans un coffret regroupant 52 sonates. Les Scarlatti de Debargue, à l’opposé d’un Horowitz, sont loin de ces petits bijoux polis et unis, merveilles de facture dans l’équilibre de la forme et la qualité de la ciselure. Le musicien se frotte au contraire à une matière brute, irrégulière et non domestiquée. Sous les coups de taille du pianiste, les sonates révèlent leur éclat capricieux : Debargue souligne les angles, les contrastes, crée différents plans, les renverse sans crier gare, bouscule les appuis, étonne. Chaque sonate est un monde en soi, et balaie toute une gamme d’émotions qui se contredisent, s’articulent, se complètent. La délicatesse du début de la K.206 laisse vite place à une expression de gravité et de souffrance, et les octaves de la main gauche sont saisissantes de tragique. Dans la K.253, la grâce champêtre et le solennel font bon ménage. La vivacité du jeu se double d’une grande sensibilité, notamment dans les pianissimo épurés de la K.206, d’une grande beauté. Le pianiste privilégie une diversité des atmosphères, ce qui se traduit par une diversité des moyens pianistiques mis en œuvre.
Debargue ne se complaît jamais, ne se permet aucune concession, et c’est justement cette sincérité qui le rend si polémique et si intéressant. Le renouvellement est constant et son jeu en devient imprévisible, inattendu, déroutant, réservant des surprises au détour de chaque mesure. Aussi une véritable narration se dégage-t-elle des sonates. On se croirait presque au théâtre : par les effets d’écho dans la K.404, les fusées dans la K.14, les bonds, les revirements, les brusques pianissimo, Debargue joue avec toute l’espièglerie qui le caractérise. Ce côté ludique va de pair avec la dimension expérimentale, très présente. Le pianiste essaie, propose, découvre et donne l’impression que l'interprétation, qui se réinvente à chaque fois, est le privilège du moment. La seconde partie de la K.253 va même jusqu’à donner l’illusion d’une improvisation.
Si elle entièrement assumée, cette spontanéité a aussi son revers de médaille, qui peut se résumer à un problème de cohérence. En effet, l’inventivité et le renouvellement constant se font souvent au détriment de la logique interne de la sonate et désorientent l’auditeur qui peut perdre le fil de la structure. Sur ce point, Debargue n’est pas non plus complaisant et provoque sciemment des instabilités rythmiques pour brouiller les appuis, notamment dans les sonates K.404 et K.115. Sa vision est avant tout locale ; il y a le danger de n'y voir qu’une succession de moments réalisés individuellement d’une main de maître mais dont la succession déroute, en ce qu’elle donne à entendre une narration extravagante qui n’a pas de direction claire. Les Scarlatti de Debargue sont exigeantes envers l’auditeur puisqu’elles l’obligent à remettre en question son écoute dans ce répertoire.
Après les miniatures, place aux grandes formes romantiques. La Sonate op. 22 de Medtner est magistrale, la gestion des silences et des élans est remarquable. Le chant, toujours clair, traduit à merveille les atmosphères tantôt lugubres ou inéluctables. L’engagement du pianiste est total. Dans Après une lecture de Dante de Liszt, Debargue bouscule là aussi l’écoute de l’auditeur mais pour des raisons différentes. La gestion du rubato et des dynamiques prend le contre-pied de ce que l’on entend souvent : là où beaucoup étirent le temps, Debargue le précipite. La fulgurance de l’interprétation arrive à combler les écueils dus à la prise de risque, notamment un manque de clarté dans certains traits. Les accords suivis d’un silence sont littéralement arrachés au clavier, pour rendre le silence d’autant plus inquiétant. Il en faut de l’audace pour jouer le presto final de cette manière, en sourdine et à toute allure, ce qui lui permet de mieux aboutir aux dernières notes.
Ce qui distingue Lucas Debargue des autres pianistes, c’est sa personnalité qui se manifeste dans tout ce qu’il joue. Loin de la vision parnassienne du pianiste comme médium qui ne laisse parler que la sainte partition, celle-ci apparaît dans le cas de Debargue presque comme un prétexte, un matériau brut de construction. Ce n’est pas la musique qui s’impose au pianiste, mais le pianiste qui s’impose dans la musique. À cet égard, il est un peu comme un dompteur, mais un dompteur qui entraîne son lion à désobéir.