L'odyssée schubertienne d'Elisabeth Leonskaja se poursuit au festival Piano aux Jacobins. L’habituée des lieux clôt la 44e édition dans une salle capitulaire qui déborde de monde jusque dans les jardins du cloître. Au programme : les Sonates D.566, D.958 et D.845. À défaut d’avoir pu entendre une intégrale des sonates de Schubert en France, l’auditeur fidèle de la Russo-Viennoise se fait son intégrale au gré des concerts et au fil des saisons. Entre découvertes, approfondissements et confirmations, chaque récital impose la vision de Leonskaja dans ce répertoire comme une pierre angulaire du monde pianistique actuel.

Elisabeth Leonskaja © Marco Borggreve
Elisabeth Leonskaja
© Marco Borggreve

Pour commencer, un volet rarissime des sonates de Schubert, la D.566. Le choix de Leonskaja d’omettre le scherzo au profit d’une structure en deux mouvements renforce le lien de parenté avec la Sonate n° 27 op. 90 de Beethoven. Cette mal-aimée, inachevée et rapiécée Sixième Sonate accède à toute la majesté qui lui revient sous les doigts de la pianiste, notamment dans un Allegretto qui désarme l’auditeur par son humanité, sa pudeur et sa tendresse. Citons la conduite du discours dans les questionnements de la section centrale dont émerge le retour du thème, un grand soleil qui irradie les Jacobins.

Il paraît simple à Leonskaja de créer, d’accumuler et de canaliser la tension de la D.958. Pourtant, comme cette sonate est difficile, avec ses climats tantôt épiques, inquiétants puis intimes ! Si l’acoustique de la salle capitulaire qui soutient tant les basses nous empêche d’accéder à toute la concentration et la finesse du menuet, le reste de la sonate sera superbe. Le talent de Leonskaja est d’habiter puissamment tous ces états et de les transcender dans un geste global. Voilà peut-être le plus important pour accéder à la quintessence de Schubert : une interprète capable de nous guider, de rendre unitaire un discours énigmatique et divers, de nous faire apparaître comme évident un chemin sans destination claire.

Ainsi on ne peut qu'adhérer à ce qui advient, jusque dans les (très rares) accrocs digitaux de la pianiste : juste avant le premier croisement des mains du finale, on entendra un énorme pain sur le dernier accord, suivi d'un grand sourire communicatif de Leonskaja qui nous accompagne tout le long d'une section souveraine, magistrale, aérienne.

Si le vœu d'entendre un jour une intégrale des sonates de Schubert par Leonskaja semble désormais difficile à exaucer, il est quelques sonates rares et inaccessibles qu'on souhaiterait à tout prix découvrir en concert – la D.840 « Reliquie » et la Seizième Sonate D.845 en tête. Au retour de l’entracte, déception ! La D.845 est annoncée au programme mais ce sont les premières notes de la D.850 que nous entendons. Après la déprogrammation de l'austère D.840 la saison dernière (au profit d’une inoubliable Wanderer Fantasie), nous voilà privés de la Seizième Sonate et obligés de composer avec une sublimissime « Gasteiner »

Tâchons de résumer les merveilles de cette D.850 : le rythme toujours en marche du premier mouvement, ces accords larges, moelleux, profonds, amenés par ces gestes si caractéristiques de Leonskaja (le bras entier s’éloignant du corps d’un geste circulaire). La puissance tranquille du second mouvement, où les redites du thème émeuvent encore et toujours. Là aussi, on lâche prise, on s’y perd en compagnie de la pianiste. On en apprécie les longueurs, sans souci de structure, sans résultat, sans objectif autre que la flânerie avec l’interprète du soir. Le dernier mouvement de la D.850 n’a pas la portée des trois premiers. Pourtant la leçon qui en est tirée ce soir le rend peut-être encore supérieur aux autres, faisant de cette petite comptine toute simple le jaillissement naturel d'une musique immédiate.

En bis, une leçon analogue avec le Nocturne op. 9 n° 2 de Chopin. Leonskaja propose ici aussi le chemin le plus court du texte à l’auditeur. L’illusion de l’abandon d’une subjectivité, et l’absence d’un ego qui ne pourrait que se tromper, surcharger une musique pluri-centenaire, faire du second degré ou altérer le chant. Rien d’autre qu’une belle musique.

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