Elisabeth Leonskaja quitte son piano sous les applaudissements et les cris d'admiration, de remerciement aussi et surtout, glisse derrière le piano et s'en va saluer le public qui avait pris place dans les gradins qui montent vers l'orgue... Qu'ont bien pu entendre, ces mélomanes installés derrière le couvercle du piano ? Ont-ils pu être émus par la sonorité unique de la pianiste autrichienne née à Tbilissi, loin de Vienne où elle est installée depuis 1978, comme ceux des premiers rangs de face l'ont reçue en direct, dans une grande salle Pierre Boulez qui n'aime pas trop le piano entendu de loin ? Cette sonorité nous avait immédiatement saisi quand, au commencement de ce récital donné sans entracte, la pianiste s'était immiscée par une porte entrebâillée dans la Sonate op. 109 de Beethoven. Ce son venu de très loin, moelleux et dense, chantant infiniment, porté par une articulation invisible, un seul phrasé continu dans la même respiration, à la Fischer-Dieskau ; jeu éloquent sans ostentation, sensible sans sentimentalité, libéré de toute entrave métrique et pourtant porté par un rythme intérieur, une pulsation qui fait avancer la musique, même quand la pianiste donne la sensation d'être un derviche tourneur qui atteint l'extase mystique quand ses repères sensoriels lui échappent. Ce son n'a rien d'hédoniste, la musique naît de lui et il l'incarne.

Elisabeth Leonskaja à la Philharmonie de Paris © Edouard Brane
Elisabeth Leonskaja à la Philharmonie de Paris
© Edouard Brane

Les trois dernières sonates de Beethoven que joue ce soir Elisabeth Leonskaja, dans une Philharmonie qui aurait mérité d'être pleine jusqu'au dernier bastingage, ne le sont pas de façon académique, ce mot pris ici dans son acception positive, mais sont recréées d'une façon qui rompt avec ce qui est enseigné sur les rapports de tempos, sur le « style » beethovénien qui n'est bien souvent quand il s'agit d'interprétation que la somme des habitudes. Leonskaja fait vivre ces sonates dans l'imaginaire et le cœur des auditeurs suspendus aux pianissimos, aux silences, aux bouffées d'énergie vitale qui habitent son jeu, à cette musique douloureuse, révoltée, embrassant l'humanité, bousculant les formes. Elle nous fait entrevoir l'éternité jusque dans ses faiblesses, moments de lâcher-prise fugitifs et sans aucune autre importance que celle de rappeler que la musique vivante est au prix du danger. On ne parle pas ici de fausses notes qui ont été très rares, mais de la sensation que Leonskaja cède parfois devant l'immensité de la musique qui la traverse.

Il y a des moments inoubliables, par exemple la façon dont elle commence l'Opus 109 est incroyablement belle et calme, automnale : la pédale crée un halo qui unit chant et harmonie en un accord arpégé depuis sa fondamentale, bien plus violoncelle et alto à l'unisson que main gauche et main droite se répartissant les tâches, à moi l'accord, à toi les arpèges et le chant. Cette entrée en matière est l'une des choses les plus belles et les plus difficiles à réussir qui soient et toute la sonate en sort. La musique s'élève d'un piano face auquel se tient humblement la pianiste regardant ses mains à l'œuvre, faisant avancer le discours dans une sorte d'élan improvisé. Mais Leonskaja sait où elle va et dit aussi le silence éternel d'où elle vient.

Cette liberté qu'un Wilhelm Kempff trouvait autrefois dans une esthétique pianistique plus transparente et souriante, pas moins chantante, n'a guère d'équivalents. Comme lui, Leonskaja a le génie du tempo giusto : pas celui éventuellement écrit en incipit du mouvement, mais celui qui naît de la fusion du son, de l'articulation, de l'éloquence et bouge, fluctue pour toujours revenir dans ses pas. Ainsi quant elle joue l'Andante molto cantabile ed espressivo qui conduit aux variations qui referment l'Opus 109, la vérité toute simple va son chemin, cette fois-ci à la façon d'un quatuor à cordes. C'est inimaginablement désarmant de candeur. Comme sera étreignant le renversement de la fugue de l'Opus 110 : la pianiste ose un rallentando et un decrescendo en même temps qui feront pester les professeurs d'élèves et pleurer les musiciens quand elle va presque jusqu'au silence. Dans l'Opus 111, sans doute le premier mouvement a-t-il pu paraître moins concentré, mais l'Arietta – une fois encore prise dans un tempo idéal – et les variations nous ont irrésistiblement entraîné dans un monde de pure émotion laissant entrevoir l'éternité. Elisabeth Leonskaja vient maintenant saluer le public qui lui fait face, avec la douceur et l'humilité des purs artistes. Sait-elle vraiment ce qui vient de se passer ?

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