L’approche de Sir John Eliot Gardiner est-elle historiquement (in)acceptable ? C’est une question que le mélomane peut tranquillement confier au musicologue. Et en effet, qu’importe ? La tradition c’est, pour reprendre les mots de Mahler, transmettre le feu, et non vénérer les cendres. Aussi longtemps que flotte l’esprit du compositeur quand on exécute ses œuvres, rien n’empêche l’une ou l’autre intervention spectaculaire. Sir Gardiner semble avant tout vouloir faire entendre l’effet sonore que renferme le silence accompli de la partition. Mieux encore : il veut traduire l’ancien en tension d’une actualité brûlante. Et le Britannique ne renonce à aucun moyen à cette fin.
Pourquoi ne pas insister sur les différences caractéristiques de la deuxième sérénade de Brahms, c’est-à-dire accentuer davantage le discours contrasté allant du champêtre à la noblesse en passant par l’élégie et le folklore ? Pourquoi ne pas exploiter l’effectif du quatrième concerto pour piano de Beethoven, si bien que le pianoforte est presque noyé ? Pourquoi ne pas commencer le deuxième mouvement de façon exagérément dramatique pour laisser le soliste formuler une réponse inhabituellement modeste ? Et pourquoi ne pas souligner physiquement l’élasticité dans la cinquième symphonie de Schubert en laissant les musiciens jouer debout ? Certes, Sir Gardiner continue à prendre des risques. Mais quant à dire si ses choix profitent toujours à la mission artistique – à savoir refléter l’esprit des compositions –, c’est une tout autre question.
Si Sir Gardiner veut faire entendre que la deuxième sérénade de Brahms est imaginée en partant des bois, il doit se fier à l’art des premiers pupitres de son orchestre. C’est précisément là que le bât semble blesser. Quelques couacs à la clarinette, une flûte dont la projection n’est pas toujours cohérente et un cor inconstant ont fait regretter que le chef d’orchestre ait de temps à autre négligé les cordes au profit des vents. Sir Gardiner a semblé vouloir illustrer plus encore que le riche bouquet de l’opus 16 de Brahms. Intéressant, mais pas assez modeste au regard de la partition.
Les concerti pour piano de Beethoven sont-ils mieux servis par un instrument authentique que par un piano à queue actuel ? Le débat perdurera vraisemblablement jusqu’à la fin des temps. Quoi qu’il en soit, choisir un pianoforte a des conséquences, essentiellement sur l’équilibre. À Bruges, le public s’en sera rendu compte. Ainsi, Kristian Bezuidenhout s’est de temps à autre noyé dans le déchaînement de l’orchestre. Adoptant des choix sans équivoque en termes de tempi et des phrasés distinctifs, il a en quelque sorte compensé les volumes limités de son pianoforte. Sir Gardiner a à son tour ajouté des accents tout aussi excentriques, essentiellement en maintenant à l’orchestre une sonorité aussi fine que possible dans des rythmes très soulignés. Conséquence des fantaisies impeccables de Bezuidenhout et des fioritures dramaturgiquement contestables de Sir Gardiner, ce Beethoven fut exceptionnellement intéressant. Et pourtant. Pourtant, il manquait à cette lecture la simplicité organique, l’aisance expressive que l’œuvre possède dans les meilleures interprétations.
Autant de raisons pour avoir jusque-là des réserves sur ce concert. Jusqu’à ce que Sir Gardiner s’empare de la cinquième symphonie de Schubert. Ici, pas d’artifices, mais une lecture classique. Adoptant un tempo plutôt rapide, le Britannique a traversé le premier mouvement dans une sorte d’ivresse. Dans le deuxième mouvement, décortiquant la mélancolie pour parvenir à un cœur tragique et noble, l’équilibre régnait. Tout comme l’allegro, le menuet fut ensuite interprété de façon plus homogène que contrastée. Mais dans le cas d’un orchestre chevronné et engagé comme l’Orchestre Révolutionnaire et Romantique, cela ne signifie pas un manque de fougue. Bien au contraire. Dans le finale, Sir Gardiner a déchaîné ses troupes une dernière fois ; là encore, le jeu d’ensemble intense et pétillant fut un atout.
L’exécution la moins novatrice fut ainsi le clou de la soirée. Interpréter avec passion selon les règles consacrées est en effet aussi transmettre le feu. Et ainsi le public de ce concert, donné à guichets fermés, est rentré chez lui encore fiévreux.