Les trois soirées auxquelles on a assisté à Radio France font figure d’événement à plus d’un titre : il aura fallu attendre 2024 pour qu’un orchestre français propose, en trois concerts consécutifs, l’intégrale des sept symphonies de Jean Sibelius (il y avait eu un précédent à Paris en 2007 avec la performance – en cinq soirées – du Los Angeles Philharmonic alors dirigé par Esa-Pekka Salonen). Événement aussi que ce mini-festival au sein d’une saison de concerts qui ne se distingue pas par ses audaces programmatiques. 

Mikko Franck © Christophe Abramowitz / Radio France
Mikko Franck
© Christophe Abramowitz / Radio France

Événement surtout que la présence du chef au pupitre de l'Orchestre Philharmonique de Radio France ! On sait le Finlandais coutumier des annulations de dernière minute et la rumeur nous avait alerté sur ses absences à certaines répétitions, mais les craintes étaient cette fois-ci infondées : c’est le Mikko Franck des heures glorieuses qui entre sur la scène de l'auditorium, le chef qui, bien avant ses compatriotes Klaus Mäkelä et Tarmo Peltokoski, dirigeait déjà à 20 ans à l’Opéra de Finlande et gravait son premier disque Sibelius à 25 ans. Un signe ne trompe pas pour qui connaît le chef qui dirige d’ordinaire assis : il dirigera quasiment tout le cycle des symphonies debout, sans manifester aucune fatigue mais au contraire totalement impliqué, le corps et le visage exprimant une joie aussi belle à voir qu’à entendre.

C’est une expérience unique pour l’auditeur que de pouvoir s’immerger, trois soirs de suite, dans une œuvre symphonique qui parcourt un quart de siècle, une œuvre qui ne ressemble à aucune autre, malgré toutes les tentatives simplificatrices de rattacher Sibelius à tel de ses prédécesseurs ou de ses contemporains. Ce parcours est loin d’être rectiligne ou de suivre une progression continue, comme Mikko Franck l’aura brillamment démontré, se révélant un guide exaltant, souvent surprenant, s’affranchissant de certains clichés, nous obligeant à oublier toutes nos habitudes d’écoute et nos références discographiques.

Ainsi la Première Symphonie est bien mieux qu’un avatar de Tchaïkovski, un succédané de romantisme déclinant, comme on la décrit trop souvent. Le format est classique – quatre mouvements – mais la proximité la plus évidente est celle du cycle de la Suite Lemminkäinen op. 22 (1895) en quatre tableaux « autonomes ». Pour cette Symphonie op. 39, Sibelius pensait d'ailleurs à une œuvre à programme, avec un premier mouvement intitulé « Un vent froid souffle, le temps froid de la mer », le deuxième d’après le poème de Heine « Un sapin se dresse solitaire », le troisième « Conte d’hiver » et le quatrième se référant à un roman de Juhani Aho « Panu ».

À la clarinette, Nicolas Baldeyrou nous ouvre doucement la porte d’un vaste paysage dans lequel les musiciens vont s’ébrouer avec une discipline et un enthousiasme admirables. Leur chef les guide d’une main sûre, épousant la mosaïque d’atmosphères des deux premiers mouvements, faisant jaillir des pizzicati agités des cordes un scherzo tour à tour rugueux ou rêveur– on admire au passage la poésie des traits de Magali Mosnier à la flûte et d’Olivier Doise au hautbois. C’est bien à un finale « quasi una fantasia » qu’on assiste, avec la surprise, typique de Sibelius, d’une coda qui interrompt la brillance des cuivres pour s’achever sur deux accords en pizzicati.

La Deuxième Symphonie, de loin la plus jouée et enregistrée, va tout autant nous surprendre par la liberté qu’y imprime Mikko Franck, liberté née d’une partition où Sibelius reprend le même cadre formel que sa Première Symphonie mais où il ébauche ce qui culminera dans la Septième : la construction d’un discours musical à partir d’éléments fragmentaires qui s’accolent, se combinent, se superposent pour créer une continuité. Le matériau mélodique est d’essence populaire et joyeuse – on a dit de cette Deuxième Symphonie que c’était la « Pastorale » de Sibelius. Dans l’Andante, le compositeur ne s’interdit aucune audace sonore que le chef révèle sans insister sur la mélodie « lugubre » (comme la qualifie le compositeur sur la partition) confiée aux deux bassons. Au Vivacissimo qui suit s’enchaîne un Allegro que Mikko Franck prend vraiment moderatpour ménager le formidable suspense qui mène à un finale hymnique. Il faudra que le chef lance un « à demain » pour faire cesser les nombreux rappels qui saluent la performance de cette première soirée.

On est impatient de revenir le lendemain, pour les Troisième et Quatrième Symphonies entre lesquelles est inséré le Concerto pour violon. Bonne idée, surtout quand la partie soliste est tenue par une Hilary Hahn solaire, toute de pureté stylistique et de maîtrise instrumentale.

La Troisième Symphonie est une énigme dont beaucoup de chefs se tiennent éloignés, parce qu’intimidés par ces trois mouvements quasi chambristes, qui présentent peu d’aspérités et d’effets spectaculaires. Mikko Franck se refuse à forcer le geste dans un premier mouvement d’essence populaire, laisse s’épanouir les volutes mélodiques confiées aux bois dans le deuxième et mène l’obsédant ostinato du troisième mouvement à une impressionnante péroraison finale.

Dans la Quatrième Symphonie, qui a un statut à part dans le corpus sibélien parce que c’est la seule qui trouve grâce aux yeux de l’avant-garde éclairée du XXe siècle pour sa modernité intrigante, le chef nous prend à rebours, en ce qu’il gomme le côté minéral, brut, d’un matériau plus fragmenté que jamais, reposant sur l’intervalle maudit qu’est le triton. Il y met une chaleur inaccoutumée, humanisant en quelque sorte un paysage dont d’autres baguettes préfèrent exalter la grandeur désertique. L’Orchestre Philharmonique de Radio France n’atteint pas toujours la perfection formelle de la veille mais les interventions solistes, comme le violoncelle de Nadine Pierre dans le premier mouvement de la Quatrième, n’en sont que plus remarquées.

Vendredi soir, pour le troisième et dernier concert, la performance n’est pas mince : il s’agit rien moins que d’enchaîner trois symphonies – les Cinquième, Sixième et Septième – aussi dissemblables que possible avec une concentration, un engagement intacts de la part du chef et des musiciens, et d’achever triomphalement ce parcours fascinant.

La Cinquième Symphonie avait donné du fil à retordre à un Sibelius qui fêta ses 50 ans avec la création en 1915 d’une première version, qui ne le satisfit pas. Il faudra quatre années et de profonds remaniements (l'ouvrage comptant finalement trois mouvements au lieu de quatre) pour que paraisse la version définitive de 1919. Avec la Deuxième, c’est la symphonie préférée des chefs, la plus généreuse orchestralement, avec ce motif initial ascendant confié aux cors qui va irriguer toute l’œuvre, transformé, renversé, augmenté jusqu’à une irrésistible apothéose en ré majeur brutalement interrompue par six brefs accords jetés à la face du public. De nouveau, Mikko Franck surprend par la modération des tempos, le refus de l’emphase et du spectaculaire auxquels ses confrères succombent trop souvent, quand ils confondent Sibelius et Richard Strauss !

La Sixième renoue avec la forme en quatre mouvements dotés chacun de leur propre matériau. Le discours est fluide, pastoral, dépourvu des contrastes et des ruptures auxquels Sibelius nous avait habitués. Mikko Franck donne l’impression d’une totale liberté, comme s’il évoquait les paysages familiers de son pays natal – « chaque été je passe plusieurs semaines au milieu des lacs et des forêts. Dans ces moments-là, la vie est parfaite », écrit-il dans le texte d’introduction du programme.

Jadis, on avait entendu Paavo Berglund enchaîner la Sixième et la Septième Symphonies. Rien de tel ici, comme si le chef voulait, au terme d’une épopée symphonique aussi exigeante, la couronner de l’ultime chef-d’œuvre de son auteur, cent ans après sa création le 24 mars 1924. Sibelius renonce au schéma traditionnel, compose sa Septième Symphonie d’une seule coulée, d’une durée inhabituelle (moins de 25 minutes) en y exploitant les audaces esquissées précédemment – superposition des thèmes, mobilité des tempos et des densités sonores. Mikko Franck y résume le secret de son art : la clarté des lignes, la chaleur de l'expression servies par une maitrise souveraine de l'acoustique souvent problématique de l'Auditorium de la Maison de la radio. Il parachève en majesté le fascinant parcours qu’il nous a offert à quelques mois de la fin de son mandat.

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