Au beau milieu de sa tournée européenne, l’Orchestre Philharmonique de Radio France fait escale… à domicile ! Accompagné de la pianiste Alice Sara Ott, l’ensemble propose à cette occasion ses premiers concerts avec son nouveau directeur musical désigné Jaap van Zweden. Leur première rencontre prometteuse en novembre 2023 avait apporté son lot de curiosités…

Le chef se frotte à une page contemporaine en guise d’ouverture, rappelant l’une des missions du Philhar' : la création. Arising Dances de Thierry Escaich retentit à cette occasion pour la première fois dans l’Hexagone. L’œuvre enchaine avec fluidité trois danses de caractères différents (« une valse, un Stabat Mater et un rituel répétitif », dixit le compositeur dans sa note d'intention) qui ont en commun une orchestration passionnante. Le traitement des cordes graves au début de l’œuvre en est un exemple probant : l’alchimie entre contrebasses, violoncelles, piano et timbales, interrompue par divers épisodes plus ou moins luxuriants fusionnant les timbres de tout ou partie des autres instruments de l’orchestre, crée un climat au suspens captivant.
L’orchestration originale s’incarne davantage dans le choix des alliages que dans les modes de jeu. Dans ce registre, Escaich n’invente rien tout en usant de toute la palette de l’orchestre : pizz Bartók aux contrebasses, archets prêts des chevalets pour un son métallique, sourdines, glissando de timbales, amplification par effet de masse quand les instrumentistes se joignent au premier pupitre, etc. Cette richesse des coloris fait tout le succès de la pièce, continuum polymorphe que sculpte van Zweden en adaptant sa gestique aux différentes ambiances, suggérant à l’oreille des correspondances inattendues : le « Mambo » de West Side Story pour le rituel, La Valse de Ravel pour la première partie.
Si le Concerto en sol du même Maurice forme ainsi une suite cohérente ce soir, l’interprétation qu’en propose Alice Sara Ott introduit une rupture. Tout au long de l’œuvre, la pianiste adopte une sonorité lointaine, très douce, presque indirecte. Cette approche permet de restituer comme rarement les pianissimos demandés par le compositeur au début des premier et troisième mouvements, mais demande parfois de tendre l’oreille lors de certains passages appelant plus de présence. L’« Adagio » s’éclaire d’une couleur intéressante grâce à cette confidentialité introspective, flirtant parfois avec le note à note.
Le piano se fond dans l’orchestre, au risque de s’y dissoudre complètement alors que la phalange ne donne pas particulièrement dans le décibel. Au contraire, on apprécie sa transparence et sa netteté, à l’image d’un chromatisme navigant entre les bois, au cours du premier mouvement, qu'on n'avait jamais entendu jusqu’alors. Le chef, reprenant en main ses troupes aux moindres prémices de décalage d’un geste clair définissant le premier temps avec précision, sait aussi être attentif aux atmosphères ; les cordes notamment rivaliseront de douceur et de caractère tout au long de l’œuvre.
Au retour de l’entracte, le changement de décor est complet : après l’orfèvrerie des timbres et la subtilité des lignes, van Zweden transforme le son d’un Philhar' qui incarne alors un lyrisme plus tranchant, plus timbré, plus dans la corde. Avec Roméo et Juliette de Prokofiev, l’auditeur plonge au cœur d’un orchestre enfiévré, s’y noyant les tympans lors d’accords extrêmement forts et agressifs en ouverture de la suite. Certes, il s’agit de rendre la puissance du drame qui se joue, mais cela n’empêche pas une certaine attention aux capacités acoustiques de l’Auditorium.
Tout n’est cependant pas tonitruance : les neuf mouvements retenus ce soir, tous très singularisés, mettent en évidence la faculté de l’ensemble à établir des contrastes. Une atmosphère éthérée émerge de « Roméo et Juliette avant leur séparation », tandis qu’au cours de la « Danse », les contrebasses réussissent à être présentes sans aucune lourdeur. Les numéros calmes mettent en évidence de nombreuses interventions solistes bien caractérisées et sans surjeu – on retient en particulier l’alto d’Aurélia Souvignet-Kowalski.
Une fin échevelée vient terrasser l’auditeur. Après que tout l’orchestre a hurlé le désespoir de « Roméo au tombeau de Juliette », vibrato serré des violons et ampleur funèbre des cuivres, c’est une course à l’abîme qui attend les pauvres instrumentistes à cordes avec la « Mort de Tybalt ». L’archet du chef d’attaque des seconds violons, amputé de moult crins, se souviendra longtemps de cet accelerando de la mort, tout comme les spectateurs, probablement secoués par cette démonstration virtuose même après la festive Danse slave n° 8 de Dvořák donnée en bis (programme de tournée oblige).