Quel lien unit Busoni, Ravel et Rachmaninov ? Aucun, répond franchement Jean-Philippe Collard ce lundi soir à Cortot. Certes, ces trois compositeurs-pianistes ont légué de nombreux chefs-d'œuvre dont il est intéressant de comparer les esthétiques, chacune si singulière alors qu'elles sont contemporaines les unes des autres. Mais à 77 ans, le pianiste français commence comme tout le monde à savoir ce qu'il aime, et cherche avant tout à proposer au public, auquel il s'adresse avec le naturel des amis de toujours, des partitions qu'il prend plaisir à jouer et à transmettre.

Le musicien ouvre son programme par un extrait de son dernier disque consacré aux transcriptions par Busoni de plusieurs œuvres de Bach initialement pour orgue. La « Toccata » BWV 564 commence avec des gammes parfois heurtées, occasionnellement perturbantes par l'absence de temps fort structurant, comme si le pianiste recréait le caractère improvisé de cette ouverture. Le moteur chauffe, le volume enfle : le son du Steinway remplit facilement la Salle Cortot de sa puissance.
L'instrument présente malheureusement un défaut : le clavier ne demande qu'à rugir, ses aigus sont volontiers clinquants. Et pour cause, ses marteaux ont été changés très récemment, nous apprend l'interprète ! Il faut toute la concentration du pianiste pour dompter cette espèce de Cavaillé-Coll aux jeux de trompettes, le plus souvent avec succès tant l'espace sonore ne sature jamais ni ne brutalise le tympan de l'auditeur. Mieux : Collard trouve dans l'« Adagio » qui suit la toccata un son hypnotique, à mi-chemin entre majesté et douceur réconfortante. La « Fugue » conclusive du triptyque marque le retour d'un climat plus percussif, dont la vaste construction en crescendo inonde la salle de sa prestance.
Modelant un nouveau son de piano, plus feutré et clair, mais jamais vaporeux ou inconsistant, c'est dans Ravel que l'artiste convaincra le plus. L'attention aux arpèges de la Pavane pour une infante défunte, dont la procession est ici une invitation à l'écoute, est un prélude de choix pour la Sonatine. Collard en restitue la structure et les lignes grâce à une grande maîtrise des plans sonores. Le piano rouspète quelques fois sous ce toucher délicat et se rappelle à notre bon souvenir en faisant jaillir des étincelles impromptues dans l'aigu du « Mouvement de menuet », mais le musicien reprend aussitôt le contrôle.
Dans ce contexte, les « Oiseaux tristes » des Miroirs sont remarquablement interprétés. La note répétée est à peine suggérée tandis que la transition qui mène à la réexposition met en valeur un ostinato rarement observé et pourtant essentiel. L'harmonie densifie la matière, varie les éclairages et le pianiste nimbe le tout d'une atmosphère palpable à la texture diaphane. On retrouve cette dernière dans les passages apaisés de l’« Alborada del gracioso ». Collard la défend avec ses moyens techniques actuels, sans insuffler ce parfum de danse diabolique à cause d'un tempo relativement retenu. Qu'à cela ne tienne, on oublie ce défaut en écoutant la pièce en tant qu'objet sonore particulièrement soigné, où résonnent et tintinnabulent mille éléments aux couleurs ondoyantes et vibrantes.
Les numéros virtuoses (2 et 4) des Moments musicaux de Rachmaninov souffriront également des mains vieillissantes de l'artiste. Le flot romantique et expressif du compositeur russe s'y trouve désordonné, mais le reste du recueil dévoile à nouveau un nouveau son de piano irrésistible. La structure en miroir du troisième moment, la conduite de la main gauche lors du cinquième puis le lyrisme du sixième sont autant d'occasion de se plonger dans un son ample, dont les résonances sont moins suggestives que celles de Ravel mais infiniment plus chaleureuses et passionnées.
Les accords du dernier numéro préfigurent les cloches si chères à Rachmaninov… et achèvent de démontrer l'existence d'un fil conducteur inopiné du programme, après la cathédrale de l'orgue de Bach/Busoni et les éclats cristallins ravéliens.