Le Kimmel Center de Philadelphie et ses cafés sont ouverts du matin au soir. C'est ici que joue le glorieux orchestre de la ville dont la Canadien Yannick Nézet-Séguin est le patron, à un bloc de son ancienne maison dont la façade est en cours de rénovation. Ce grand complexe à l'architecture magnifique abrite plusieurs salles dont le Perelman Theater où Jonathan Biss donne ce soir un récital pour la Société de musique de chambre.
Biss est grand et marche vite. Le voici au piano pour les quatre Impromptus D.935 de Schubert. Tout à l'heure, à peine aura-t-il laissé résonner la dernière note arrachée au clavier à l'issue de la course tragique du dernier d'entre eux qu'une partie du public se lèvera pour applaudir, se libérer de la tension accumulée au long d'un parcours qui échappe à l'idée que l'on se fait d'une interprétation. Le musicien est possédé par le texte : la musique naît en une trajectoire irrépressible, avec un jusqu'au-boutisme indifférent à l'hédonisme. Biss a le son juste. Juste comme ses tempos le sont en chaque instant, car jamais ne se pose la question de la pulsation ou du métronome : ce fameux tempo giusto impossible à définir mais qui serait ce qui est dit, son articulation, son poids, sa couleur, ses nuances unis en un tout organique qui est la musique même. Ce soir, elle vient au monde avec ses contradictions, ses changements de route, ses modulations soudaines, ses lueurs et ses ombres.
Biss n'est pas un pianiste à idées, pas un metteur au point : il assume la part de doute et d'incertitudes de l'instant. Du premier au tragique quatrième, en passant par le troisième si théâtral et mondain en ses variations, ces quatre œuvres de Schubert nous renvoient sous les doigts du co-directeur du Festival de Marlboro à une façon de jouer, incarnée hier par Rudolf Serkin, Leon Fleisher, Clara Haskil ou Arthur Schnabel. Leur art direct et intègre vit en lui. Il ne s'agit pas de tradition, plutôt de morale. Le public entend cela. Comme il entend cette éloquence vocale portée par une main gauche qui donne la direction, crée le fond sfumato d'une toile vivante, animée. Le public ne peut qu'être remué par un pareil musicien.
Les mains hésitant au-dessus du clavier, Biss attend que le son qu'il entend intérieurement puisse advenir : jouer le thème des Variations sur un thème dicté par les esprits, c'est s'embarquer dans les déséquilibres, les redites, les errements de la nuit schumanienne sans aucune échappatoire possible comme dans l'Opus 110 de Beethoven qui mettra un terme à ce récital. Toute la tristesse du monde mêlée à une sérénité et une paix irréelles s'élève du piano, comme une flamme vacillante que le pianiste ranime quand elle semble sur le point de s'éteindre. Aucune surcharge expressive dans les frottements harmoniques, aucune intention : la musique naît du silence et y retourne, pure émotion sans attaches terrestres, qui bouleverse.
Et le Rondo en la mineur de Mozart dont David Dubal, longtemps professeur à la Juilliard School de la voisine New York, disait qu'il était peut-être un peu trop long, dans la conférence qui précédait ce récital ? Pas ce soir, ses chromatismes de plus en plus serrés admirablement dessinés, son articulation si finement rendue, ce son transparent jusque dans le grave, cette éloquence qui n'insiste jamais... Biss dit tout avec un art de la litote admirable. (Speak to me) détend l'atmosphère. C'est une œuvre « rigolote » d'Amy Beth Kirsten (née en 1972) au long de laquelle Biss récite des poèmes en rythme tout en jouant, courte pièce assez post-debussyste avec quelques grands écarts abrupts sur le clavier très années 1970 – tout comme son petit côté théâtre musical.
Vient l'Opus 110 de Beethoven, l'avant-dernière des 32 sonates auxquelles le pianiste a soumis sa vie pendant dix ans, au point de souffrir devant l'incommensurable et d'en revenir changé comme musicien et comme homme. Métaphore de cette œuvre même dont il donne au premier mouvement son caractère improvisé, en allège les basses tant sa main gauche est mobile et sa pédalisation parfaite, au scherzo son affolement, tremplin vers l'inexprimable du récitatif dont sort le premier arioso qui se résout en un condensé temporel et émotionnel unique dans l'histoire de la musique : une fugue conduit au second et déchirant arioso qui ouvre le renversement de la fugue dont la dernière page « dit » le retour à la vie de Beethoven et de celui qui le joue. Biss s'efface, mais il est là, serviteur humble et magnifique de l'inexprimable.