Les dernières œuvres des grands compositeurs exercent souvent une fascination singulière, de Beethoven à Brahms en passant par Richard Strauss, Bruckner ou Scriabine. Testaments musicaux pour certaines, illuminations prophétiques pour d’autres. Les grandes sonates schubertiennes pour piano semblent particulièrement avoir le vent en poupe : alors que l'ultime opus a déjà été interprété ces derniers mois à Paris par Émile Naoumoff ou Peter Rösel, voici qu'Adam Laloum s'apprête à y adjoindre les deux précédents pour un triptyque passionnant au Théâtre des Champs-Élysées. À ce pianiste, l’un des plus sensibles ambassadeurs de cette génération de trentenaires français, Schubert est une cime d’inspiration tout autant qu’un compagnon intime.

Adam Laloum
© Harald Hoffmann

D’Adam Laloum on connaît l’apparente timidité, la discrétion, ainsi que l’humilité et l’abnégation sans égales devant une partition. C’est pourtant toujours dans l’intimité qu’il s’affirme le mieux et qu’il se fait poète, prodigieusement, par un jeu d’une cohérence naturelle portée par l’évidence de la phrase. Et Schubert lui va comme un gant. Écrites en un mois, en septembre 1828, par un homme souffrant réfugié chez son frère, ses trois dernières sonates, de caractères distincts, se déploient toutes trois d’un seul souffle, grandes, infinies, dans un univers d’une beauté suffocante. 

Malgré la cohérence de ce triptyque, on sentira ce soir une certaine discontinuité, sur le plan purement interprétatif, entre les numéros 19 (ut mineur) et 20 (la majeur), jouées en première partie, et la Sonate n° 21 (si bémol mineur) révélée après l’entracte. En un mot : en première partie le jeu d’Adam Laloum est plus serré, tendu, rapide, tandis qu’il se fait plus ample dans la seconde partie, indépendamment de l’écriture. En effet, les mouvements « Allegro » des ut mineur et la majeur, à côté d’immenses qualités de phrasé sur lesquelles nous reviendrons, se déploient selon un tempo dont l’entrain surprend. Si ce choix permet une saisie plus synthétique du dessin de la ligne, le sentiment de fluidité qui seul serait justifiable d’un tel tempo fait place à un manque d’espace, à un sentiment de confinement là où les phrases schubertiennes ne s’épanouissent que dans un espace illimité. Adam Laloum nous transporte devant des paysages sublimes, mais il ne nous fournit parfois pas suffisamment d’air pour pouvoir s’en imbiber. À cette carence s’ajoute de temps à autre quelques imprécisions dues à la vitesse. En revanche rien de la dernière sonate, en seconde partie, ne souffre d’un tel écueil.

Que ces remarques n’ombragent cependant pas les immenses qualités du poète qu’est Adam Laloum. Se plongeant d’abord dans son univers intérieur tout au long des immenses pages musicales, il est attentif au théâtre intime qu’il suit avec l’ardeur de bien faire, presque avec zèle, sans jamais céder à nulle tentation de passivité ni d’enrobage. C’est ainsi qu’affleure l’évidence de la phrase musicale ; de Schubert il nous confie les joies, les peines, les troubles ou les frissons. Dans le corps-à-corps de son inspiration avec le texte, il est à l’opposé d’une quelconque idée de confrontation ou de surpassement. Restent seulement l’expression authentique d’un ailleurs dans tout ce qu’il peut avoir de grave, de profond, de vulnérable, de lumineux et de touchant, et une ligne de chant éperdue, illimitée, tel un lied continu.

Difficile de ne pas se laisser aller à fredonner avec lui les belles lignes empreintes de tendresse qu’il développe dans le « Rondo » de la Sonate n° 20 ou dans le « Molto moderato » de la n° 21 selon une sonorité large, proche d’un violoncelle. Son toucher délicat se fait maître de l’éclairage et des couleurs qu’il sait rendre à la fois claires et feutrées. Une grande sérénité émane souvent du son, notamment dans les mouvements lents, sublimes sous ses doigts. Sa pédale de résonance est d’une finesse remarquable, sachant intercepter les moindres sympathies harmoniques, les colorer, puis les relâcher juste quand il faut. L’« Andante Sostenuto » de la n° 21 est magique. Les basses, tout en se voulant très discrètes, sont apposées comme des feuilles d’or sur l’espace sonore qui se déploie infini, infrangible, immatériel, au faîte de la plus haute inspiration.

Récital d'un très grand musicien donc, qui malgré quelques excès de vitesse hisse ces trois dernières sonates de Schubert à une altitude où elles peuvent pleinement s'épanouir : haut, très haut dans l'immensité du ciel musical... 

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