Malgré la chaleur étouffante qui continue de plomber l’atmosphère de Bucarest, une effervescence particulière règne aux abords de la Sala Palatului (« Salle du palais »). Construit à la fin des années 1950 par le gouvernement communiste, ce quadrilatère architectural a beau dégager une odeur de formol, il reste que son esthétique si typique du « Parti » ne laisse pas indifférent : de ce goût affirmé pour le gigantisme au singulier mariage du béton et du marbre, en passant par le velours élimé qui recouvre les quatre mille fauteuils d’un auditorium encore éclairé au néon, la Sala Palatului est un voyage dans le temps et l’histoire.

Mais revenons au temps présent. Après la déception de leur Otello en quasi-version de concert la veille, Zubin Mehta et son Orchestra del Maggio Musicale Fiorentino vont effectuer un virage à 180° en direction de la Deuxième Symphonie de Mahler – l’occasion d’éprouver la souplesse des musiciens, mais aussi de s’offrir une bien nommée Résurrection.
Grand mahlérien et auteur d’un enregistrement légendaire de cette œuvre en 1975, Zubin Mehta lance d’un geste vif le trémolo palpitant des violons, suivi de près par l’entrée des cordes graves de l’orchestre. Contrairement à ce que l’on peut entendre dans certaines interprétations, ces premières mesures sont ici exemptes de toute sauvagerie excessive : le tempo n’est pas artificiellement accéléré et le fortissimo n’est pas exagéré. En se gardant de livrer toutes ses forces dans l’introduction, le maestro évite la surenchère de férocité qui tourne parfois à la démonstration ostentatoire, et se distingue par une maîtrise absolue de l’architecture, de la cohérence organique qui règle le pas de cette marche funèbre. Mehta évite toute facilité en se gardant de jeter de la poudre aux yeux du public et relève la difficulté de ce mouvement : transmettre l’ambiguïté mahlérienne d’une douleur qui mêle avec fracas pudeur et passion.
Après l’épreuve de l’Allegro maestoso, le deuxième mouvement contraste par son ländler développé avec aisance et légèreté sous la baguette de Mehta, qui comprend que le « gracioso » indiqué sur la partition exige avant tout simplicité et naturel de la part des interprètes. Privilégiant l’expressivité au beau son, l’orchestre traduit avec humour et tendresse l’esprit délicat de cet Andante, avant d’incarner avec beaucoup de pittoresque l’ironie grimaçante du scherzo.
Habitué aussi bien à la fosse qu’à la scène, au répertoire lyrique comme symphonique, la phalange prouve là que sa palette chromatique, son sens de la couleur et sa variété de caractère sont pour elle d’incontestables qualités. Ainsi, après les rêves et les cauchemars du troisième mouvement, c’est dans le plus pur esprit du lied que les musiciens accompagnent le très solennel Urlicht – à l’image de leur violino di spalla Salvatore Quaranta, au service unique de l’expression et du chant – avant de se lancer avec conviction dans le finale. À nouveau, le maestro y fait parler toute son expérience et construit avec sagesse un discours musical qui privilégie la vision de l’ensemble plutôt que du détail, le respect de l’architecture avant celui de l’ornement, invitant l’auditeur – pris par les entrailles sans être assommé – à le suivre tout au long de ce mouvement fleuve.
L’entrée du chœur en pianissimo laisse toutefois quelque peu dubitatif devant le manque d’ensemble et de précision dont il fait preuve – mais qui, heureusement, finit par se corriger à mesure que se renforcent la dynamique et la ferveur. Côté solistes, Michèle Losier incarne le lied du quatrième mouvement avec une émotion contenue du plus bel effet, compensant en partie son timbre trop clair, éloigné des standards habituels de contralto. Sa voix lui permet toutefois de rendre audible sa partie dans un finale où les tessitures intermédiaires ont tendance à se noyer. Lui tenant compagnie sur le devant de la scène, la soprano Christiane Karg réussit quant à elle la gageure d’émerger dans le tutti sans avoir à forcer sa voix qui, en plus d’être tout à fait plaisante, se marie harmonieusement à celle de sa collègue.
Le déplacement d'Erwan a été pris en charge par le George Enescu Festival.