La production de Manon signée Vincent Huguet a eu des débuts pour le moins chaotiques en 2020, où deux représentations seulement ont pu avoir lieu… Elle trouve enfin véritablement son public cette année et l’on ne peut que s’en réjouir, même si une question demeure : pourquoi diable proposer systématiquement Manon à Bastille (c’est la troisième production présentée dans ce théâtre), quand même le Palais Garnier pourrait paraître surdimensionné pour cet opéra-comique ?

Quoi qu’il en soit, ce nouveau spectacle est une réussite et rencontre un joli succès. Vincent Huguet transpose l’intrigue dans le Paris des années 20 : le « penchant pour les plaisirs » de Manon devient donc, tout naturellement, une curiosité envers les distractions frivoles dont la population était avide au lendemain de la guerre, notamment certaines musiques (le jazz) ou certaines danses (le charleston). Ainsi Manon, en descendant du coche d’Arras, est-elle fascinée par l’apparition d’une vedette de music-hall (avatar de Joséphine Baker), dont elle cherchera à épouser le destin. Et lorsqu’elle entamera une vie tranquille auprès de Des Grieux, le fait de lire son nom en haut d’une affiche de spectacle lui fera renoncer, telle l’Antonia des Contes d’Hoffmann, aux « plaisirs bourgeois où l’on veut l’enchaîner » !
L’idée est simple, lisible, ne « force » ni le livret ni la musique, et se concrétise visuellement en un spectacle séduisant – sauf peut-être au second acte (Manon et Des Grieux squattent ce qui semble être l’entrepôt d’un musée d’art moderne), les metteurs en scène et décorateurs ayant comme toujours quelques difficultés à traduire visuellement le vide et le dénuement sur le vaste plateau de la Bastille. Mais le premier acte, avec son habile compartimentation de l’espace, l’acte du Cours-la-Reine et son foisonnement de couleurs, le tableau de Saint-Sulpice avec les deux immenses reproductions des toiles de Delacroix (La Lutte de Jacob avec l’Ange et Héliodore chassé du temple) ou l’acte final, dont le dénuement contraste avec le foisonnement des actes précédents, sont de belles réussites.
Surtout, la vision du metteur en scène conserve intactes les diverses tonalités présentes dans l’œuvre : la légèreté, l’humour, le (mélo)drame, le tragique. Ce n’est malheureusement pas le cas de James Gaffigan, dont la direction lente (certains tempos sont à ce point alanguis qu’ils font parfois perdre leurs repères rythmiques aux choristes voire aux solistes), lourde, grossissant trop souvent le trait et tirant l’œuvre vers l’opéra, ne parvient guère à dégager la subtilité de cette partition. Ainsi les scènes vives, légères ou enjouées se trouvent-elles quelque peu plombées par ce parti pris… bien sûr moins gênant dès lors qu’on touche au drame ou à la tragédie.
Vocalement, saluons une équipe de seconds rôles aguerris, avec un trio de grisettes (Andrea Cueva Molnar, Ilanah Lobel-Torres et Jeanne Ireland) musicalement parfait et scéniquement très drôle (amusantes chorégraphies charlestonesques sur « Voyons, monsieur l’hôtelier ! » ou « Revenez Guillot ! »), un Brétigny (Marc Labonnette) et un Guillot (Rodolphe Briand) crédibles et à la diction irréprochable. Ces qualités sont à mettre également au crédit de Jean Teitgen, père plus humain et généreux qu’autoritaire, dont on apprécie bien sûr l’air du 3e acte mais plus encore, peut-être, les interventions dans son duo avec Manon lors du Cours-la-Reine (au demeurant l’une des scènes les plus touchantes de toute l’œuvre…). Son « Faut-il donc savoir tant de choses ?... » tendre et désabusé s'avère particulièrement émouvant. Andrzej Filończyk ne démérite nullement en Lescaut, qu’il interprète avec fougue, mais le répertoire français s’accommode sans doute mieux d’émissions plus franches et de couleurs plus claires dans la voix.
Le rôle de Des Grieux échoit au ténor brésilien Atalla Ayan, dont la voix sombre, aux couleurs presque barytonales, est assez opposée à celles de ses confrères qui chantent le rôle en alternance avec lui (Roberto Alagna et Benjamin Bernheim). Les moyens sont intéressants, sans être exactement ceux attendus dans le répertoire français qui demande plus de transparence et de souplesse dans la ligne, de même qu’un panel de nuances plus large. On sait gré au ténor de procéder à certains allègements (sans toutefois jamais parvenir véritablement au piano attendu à la fin du « Rêve » ou sur le « C’est un rêve charmant » du duo final) et de résister à certains excès expressifs qui seraient hors propos stylistiquement ; mais le répertoire de prédilection du chanteur se situe sans doute ailleurs (probablement dans le XIXe siècle italien).
Une Desdémone ou une Tosca peut-elle chanter Manon ? La réponse est… oui ! Du moins quand il s’agit d’Ailyn Pérez : après un premier acte pas totalement convaincant, où le panel de nuances semble un peu restreint et l’expressivité limitée, la voix se libère, se montre capable de belles variations dans les couleurs et l’intensité (superbes pianos dans la scène de Saint Sulpice !) ; la virtuosité, sans être stratosphérique, est maîtrisée, et l’aigu – voire le suraigu – sonne glorieusement : au total, l’incarnation convainc pleinement, vocalement et scéniquement, émeut… et remporte un très beau succès auprès du public !