Il y a des interprètes dont les interprétations feront toujours l’émerveillement de celui qui les écoute à l’aveugle. Nelson Freire en fait décidément partie. Si différent dans sa personnalité de ces jeunes qui ont encore des choses à prouver et produisent éperdument jeu de main, de cheveux, de hanche ou de partition, le pianiste de soixante-douze ans ne fait que de la musique. On a toujours l’impression que le démarrage est difficile quand on le voit sortir des coulisses, il tarde, s’avance d’un pas hésitant.
Mais dès qu’il a pris place sur son tabouret, il y est tout de suite, se jetant dans la musique corps et âme. Ce récital joué par cœur est un partage de l’intime. J’entends Bach au piano comme je ne l’ai jamais entendu. Les quatre pièces choisies pour orgue sont transcendées dans les arrangements d’Alexandre Siloti, Ferruccio Busoni et Myra Hess, mais surtout par leur interprétation. C’est du Bach romantique, mais sans aucune outrance : quelques retards, mais surtout une respiration passionnée, touchée. Le Prélude pour orgue en sol mineur (BWV 535) débute par un grand soubresaut de clarté et s’éteint, grâce à la pédale, dans cette complexité sonore typiquement produite par l’orgue dans une finale où les harmoniques des basses, graves et médiums-aigus se confondent dans un effet grandiose. L’esprit organique est tout aussi présent dans les deux chorals suivants. Ich ruf zu Dir, Herr Jesu Christ (BWV 639), dans sa tendresse, puis Komm, Gott Schöpfer, heiliger Geist (BWV 667), dans sa rythmicité qui fait sauter les mains de l’interprète, décortiquent Bach en toute facilité : les différents plans sonores, que l’orgue différencie mécaniquement par les différences entre les jeux, les claviers et les pédales, se trouvent mis en évidence avec une simplicité aussi pédagogique que lumineuse. Ce pianiste aurait-il quatre mains, et trois cerveaux ? En bijoutier minutieux, Nelson Freire monte ensuite par octaves le cantus firmus de Jesu bleibet meine Freude (extrait de la Cantate BWV 147) sur une matière toute aussi noble et brillante. Ce légatissimo, c’est un baume, des boules ouatées rebondissant sur les touches, une berceuse pour un enfant pas encore né, telle est sa douceur.
Le thème de la Fantaisie en ut majeur, op. 17 de Robert Schumann, se présente sous forme de gouttelettes chaudes qui se déposent sur une vitre, avant que quelques rafales de vent ne les refroidissent. Les bourrasques se trouvent chassées à leur tour par une soudaine sacralité, verticale et mélancolique, cristalline et transparente. « Mäßig. Durchaus energisch » (modéré, avec une énergie constante) oscille entre un monumentalisme enjoué, des unissons d’octaves scintillants et une danse de puces, entre un prédécesseur imaginaire de « La grande porte de Kiev » dans les Tableaux d’une exposition et une petite boîte de musique des aigus. Enfin les arpèges tranquilles d’un bateau glissent sur les graves, témoignant encore de la volubilité de la partition, autant que des couleurs personnelles que le soliste lui apporte. Quel pouvoir ont ces longues finales, frappées doucement, mais avec des résonances qui durent des secondes !