Après le cycle Mozart / Bruckner de Barenboïm à la tête de la Staatskapelle de Berlin la saison dernière, les deux compositeurs sont de nouveau réunis au Théâtre des Champs-Elysées, cette fois avec l’orchestre de Rotterdam sous la baguette du chef canadien Yannick Nézet-Séguin, avec en soliste le pianiste Nicholas Angelich. Le dernier concerto pour piano de Mozart précèdera la Symphonie n°4, dite « Romantique », de Bruckner. Si un tel rapprochement marche, c’est parce qu’il crée le contraste, promeut la complémentarité des esthétiques. Clarté de l’expression, simplicité des moyens, dépouillement de la phrase chez le premier, contre densité orchestrale, profusion des atmosphères, emphase du matériau expressif chez le second. Légèreté et élégance du galbe contre gravité et emphase.
Sous les doigts de Nicholas Angelich, le Concerto n°27 ne souffre aucun angle, le parti pris est résolument celui de galber les formes, de lisser les contours sans les aplatir, en privilégiant une vision large des phrases et des structures musicales. Cette attention portée à la conduite mélodique est redevable à un art du toucher remarquable de délicatesse et de finesse, qui confère à chaque phrase une véritable dimension organique. La visée expressive se manifeste par des directions toujours claires, et la palette de nuances se combine à la palette d’articulations pour enrichir le discours. Du côté du chef, plus que la complicité avec le pianiste, c’est la complicité avec les musiciens de l’orchestre qui frappe, et qui sera confirmée dans Bruckner. Dès l’ouverture de l’Allegro, les violons se font espiègles, et la fraîcheur qui émane de la partition nous montre, si besoin était, à quel point l’inspiration de Mozart reste toujours jeune et déconnectée des difficultés matérielles, le compositeur vivant alors dans des conditions précaires. Le Larghetto, dépouillé à l’extrême, prend des airs de comptine enfantine, d’une innocence et d’une tendresse désarmantes. Sans doute le rubato de Nicholas Angelich, s’il retarde et met en valeur certaines articulations, paraît-il trop artificiel dans cette écriture qui exige de l’interprète un effort vers la simplicité et l’économie de moyens, où le pianiste excelle d’ailleurs sur les autres plans. L’Allegro conclusif a le côté ludique du jeu, et celui d’Angelich est plein de vivacité, au moins autant que celui des pupitres de bois qui répondent avec brio aux thèmes du piano. A la fin de la cadence, les cordes entrent sur un magnifique tapis de velours tendu par un chef en communion avec son orchestre.
Le trémolo presque inaudible des cordes qui ouvre la quatrième symphonie de Bruckner prépare l’appel du cor, dont la finesse de l’attaque et la rondeur du son sont d’une impressionnante maîtrise, et plonge d’emblée l’auditeur dans l’univers brucknerien, avec sa solennité, sa profondeur et sa lumière. La pâte de l’orchestre de Rotterdam est palpable, elle pourrait se résumer dans cette grande homogénéité verticale qui, couplée à une écoute remarquable entre les musiciens, lui confère une cohérence sonore rare, donnant plus encore qu’avec de nombreux autres orchestres l’impression qu’un seul instrument joue. Et cet instrumentiste, c’est Yannick Nézet-Séguin, dont la conduite, sans baguette et engagée physiquement, se veut la plus proche possible des musiciens. Les gestes sont amples, souples et directs, plus intuitifs que cérébraux, et sa présence est manifeste dans l’attention que les musiciens lui portent. L’unité de l’orchestre donne aux effets de Bruckner des proportions monumentales : extase lumineuse dans le premier mouvement, attente langoureuse dans l’Andante, crépitement de la fanfare dans le Scherzo, déflagrations en tutti dans le Final. Le dosage des masses est parfait, et la gestion des dynamiques sous-tend une architecture brillament comprise. Bravo à ce chef passionnant pour ce concert mémorable !