De retour à l’église Saint-Germain d’Irancy après avoir arpenté les sentiers alentour et observé le timide brunissement des grappes avoisinantes à mesure que le soleil prenait finalement le dessus sur les nuages, on ne peut que contempler l’immense portrait à droite du portail. Portant l’écharpe tricolore par-dessus son manteau noir, un homme entre cinquante et soixante ans, aux mains puissantes façonnées par le travail de la terre (de la vigne en l’occurrence) accueille le public avec le sourire franc et rieur du bon vivant. Cet homme, c’est Stephan Podor, ancien maire d’Irancy disparu en janvier dernier, à qui le festival des Notes d’été rend hommage lors d’un concert. « Y’a ben du monde aujourd’hui » : à travers cette citation écrite au-dessus de sa chevelure noire, il ne croit pas si bien dire. En huit éditions, on n’a jamais vu cela : l’église est remplie à ras bord, plus de deux cents personnes sont venues témoigner de leur attachement à la musique et/ou à la personnalité locale.

Manon Galy, Lucile Podor, Violaine Despeyroux, Adèle Ginestet, Stéphanie Huang, Gabriel Guignier © Zacharie Podor
Manon Galy, Lucile Podor, Violaine Despeyroux, Adèle Ginestet, Stéphanie Huang, Gabriel Guignier
© Zacharie Podor

C’est avec le Quatuor avec piano n° 1 de Brahms que débute le concert, œuvre fétiche de Stephan Podor. Sa fille Lucile Podor, tête pensante à l’origine de la résurrection du festival d’Irancy, est au violon, accompagnée de Violaine Despeyroux à l’alto et Gabriel Guignier au violoncelle, tandis qu’on retrouve au piano Guillaume Sigier entendu en solo la veille. Si les quatre musiciens n’ont jamais joué tous les quatre ensemble, leurs regards témoignent d'une écoute mutuelle très attentive et respectueuse, qui leur permet de fondre insensiblement leurs timbres. Les équilibres du premier mouvement sont parfaitement maîtrisés, tant dans le brouillard incertain des premières mesures que dans les thèmes plus rythmiques et affirmés qui suivent. Si chaque instrumentiste à archet propose indépendamment d’intéressantes variations de vibrato, on regrette à peine que ces dernières ne soient pas homogènes.

L’intention d’ensemble se précise au cours de l’« Intermezzo » : l’ostinato qui navigue entre le violoncelle, l’alto et le piano donne une direction au mouvement grâce à la précision des interprètes. Si le violon de Lucile Podor se fait parfois légèrement trop discret dans le registre grave/médium par rapport à l’alto, sa conduite du thème est exemplaire, toute en respiration et élégance retenue, en évitant le piège du morcellement des silences. Aucune réserve sur l’équilibre du duo violon/violoncelle qui inaugure un « Andante con moto » placé sous le signe du lyrisme. La longue phrase s’étire sans être surinvestie par les musiciens qui gèrent leur effort pour entrainer le public dans un « animato » héroïque. Le toucher ciselé du piano fait ici merveille, assurant une énergie de fond sans alourdir l’ensemble. Un « Rondo alla zingarese » endiablé clôt brillamment cette interprétation vivante grâce au sens du rythme des artistes. Archets mordants, contretemps assumés, le volume se déploie au point d’évoquer les Danses hongroises du compositeur.

Pour finir en beauté cette soirée à la mémoire d’un être cher, quoi de mieux que le Souvenir de Florence de Tchaïkovski ? Afin de mener à bien ce sextuor, le trio à cordes de la première partie du concert est rejoint par le violon de Manon Galy, l’alto d’Adèle Ginestet et le violoncelle de Stéphanie Huang. Ce nouvel ensemble ad hoc se découvre également lors de cette production : on l’entend au début de l’œuvre, quand les six parties forte chargées de notes inondent de tout côté. Très vite cependant l’ensemble trouve une cohérence remarquable dès avant la réexposition, unifié par l’archet souverain et magnétique de Manon Galy. Attentive à ne pas verser dans une lecture mielleuse de l'ouvrage, la violoniste met un point d’honneur à maintenir des tempos allants, n’hésitant pas à faire entendre le tranchant de certains coups d’archet avec beaucoup de musicalité, de concert avec ses comparses.

Si l’« Adagio » aurait pu bénéficier d’un assouplissement plus significatif, le génie mélodique du compositeur russe emporte tout grâce à la beauté des timbres, s’épanouissant sur un tapis de pizzicati parfaitement dosé. Les six musiciens enchainent avec un « Allegretto » très allant, au cours duquel les archets chauffent avant que n’en jaillissent des étincelles dans un finale fulgurant où la phrase ne retombe jamais. Le public ressort de ce concert mémorable avec des rêves et des étoiles dans les oreilles, les musiciens avec une bouteille d’Irancy dans les mains… cuvée Podor bien sûr !


Le voyage de Pierre a été pris en charge par le Festival Notes d'été à Irancy.

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