On retrouve dans cette nouvelle Bohème signée Éric Ruf plusieurs qualités qui ont assuré – et assurent ce soir encore – son succès : une direction d’acteurs acérée, qui transforme les chanteurs en véritables comédiens et rend crédible chacun de leurs gestes. Mais aussi – et c’est encore plus rare – un travail scénique réalisé avec la musique, peut-être même à partir de la musique, chaque tableau visuel entrant en résonance avec ce que fait entendre la partition (témoins ces moments marquants où le temps s’arrête musicalement et scéniquement : juste avant la valse de Musette, ou avant que Rodolfo n’avoue à Marcello qu’il n’est pas sincère lorsqu’il évoque le caractère difficile de Mimi). Éric Ruf s’est par ailleurs une nouvelle fois assuré la collaboration de Christian Lacroix, dont les costumes parcourent avec brio une large gamme allant de la sobriété à l’éclatant (la robe de Musette), voire à l’exubérant (le costume de Parpignol).

Pourtant, le spectacle cette fois nous touche moins que d’autres signés du même artiste. Sans doute faut-il en chercher la raison dans une scénographie pas toujours heureuse (les escaliers métalliques prennent une place peut-être un peu trop importante dans les décors), mais aussi dans un concept très séduisant à la lecture mais se révélant en fin de compte moyennement efficace dans sa réalisation scénique : pas de mansarde aux premier et dernier tableaux. Marcello travaille dans un théâtre, dont il termine de peindre le rideau de scène. C’est là qu’il reçoit ses amis artistes, mais aussi Mimi, qui pourrait bien être couturière dans ce même théâtre. Cette proposition scénique permet certains effets séduisants, notamment au niveau des éclairages : ainsi lors de sa rencontre avec Mimi, Rodolfo s’amuse à éclairer la scène avec les projecteurs du théâtre. Mais elle présente aussi l’inconvénient de limiter considérablement la profondeur scénique, les chanteurs évoluant tous dans l’espace étroit laissé libre entre la fosse d’orchestre et le rideau ; et, surtout, la scène de la mort de Mimi (dans une robe superbe mais « défraîchie », celle qu’elle portait lorsqu’elle fréquentait son riche protecteur) bouleverse finalement moins que lorsqu’elle a lieu, traditionnellement, dans la petite mansarde.
L’émotion, on la trouvera dans la direction de Lorenzo Passerini à la tête des excellents Orchestre National de France, Chœur Unikanti et Maîtrise des Haut-de-Seine, tous très applaudis par le public. Soucieux de mettre au jour l’étonnante modernité de l’orchestration, le chef ne tombe pour autant jamais dans le technicisme et ose jouer la carte de l’émotion, en évitant fort heureusement l’excès de pathos qui ruine parfois l’équilibre délicat d’une œuvre oscillant constamment entre le drame et l’insouciance.
Vocalement et scéniquement, nous aurons rarement eu affaire à un quatuor d’artistes bohèmes aussi crédible : Rodolfo, Marcello, Schaunard et Colline respirent la jeunesse ! Le rôle ingrat de Schaunard permet à Francesco Salvadori de faire valoir une voix très chaude, parfaitement projetée, et donne envie de réentendre très vite ce baryton dans un emploi plus conséquent. Son timbre ne se confond nullement avec celui moins capiteux, plus tranchant, de Marcello ici incarné par un Alexandre Duhamel en grande forme, tour à tour drôle, jaloux, émouvant – notamment dans le duo du quatrième tableau « O Mimì, tu più non torni » où il fait preuve d’une belle complicité avec son partenaire. Le rôle de Colline échoit à un Guilhem Worms impeccable, qui cisèle l’air du manteau avec sobriété et dignité : une interprétation chaleureusement applaudie par le public. Pene Pati remporte un triomphe en Rodolfo. On retrouve avec plaisir ce timbre lumineux, l’aisance dans la projection et les aigus, ce raffinement dans le choix des nuances et des couleurs – mais aussi ce plaisir visible d’être sur scène et de chanter, créant immédiatement un lien de sympathie avec le public.
Côté féminin, c’est également un beau succès pour Musetta et Mimi. La première est interprétée par une Amina Edris à la présence scénique et vocale très forte, même si le timbre peut gagner en velouté dans la scène de séduction du deuxième tableau. Selene Zanetti fait quant à elle entendre une voix chaleureuse, homogène, puissante mais néanmoins nuancée – les élans lyriques ou dramatiques tels que le « O buon Marcello, aiuto! » du 3 ou le « Sei il mio amore e tutta la mia vita! » du 4 la trouvent particulièrement à son aise. D’où vient pourtant notre impression que le compte n’y est pas tout à fait ? Sans doute manque-t-il à cette interprétation, pour gagner définitivement le cœur des spectateurs, cette part de fragilité inhérente au personnage, qui doit donner l’impression que, même dans les moments les plus enjoués, la maladie guette et menace.
Joli succès malgré tout pour l’interprète, comme pour tous les artistes : les spectateurs, visiblement, étaient à la fête pour cette nouvelle production d’un des chefs-d’œuvre les plus aimés de Puccini !