Le public tarde à revenir au concert bien que le port du masque ne soit plus obligatoire dans les transports en commun et les espaces publics fermés ; il fait trop beau et les mélomanes ont-ils autre chose à faire ? On pense à tout cela juste avant que le concert de l'Orchestre de Paris ne commence dans la Philharmonie : le parterre n'est pas plein, les balcons, pour ce que l'on en voit, pas davantage. Tout à l'heure le public descendra prendre place au parterre sous la conduite du personnel de salle. Le programme a pu faire peur : le Concerto pour orchestre de Bartók n'est pas une grand-messe qui réunit le public et le Concerto en fa de Gershwin n'a pas d'histoire à Paris...
Entre en scène Manfred Honeck, le directeur musical de l'Orchestre de Pittsburgh depuis déjà quatorze ans et dont le contrat vient d'être prolongé de six ans. Hélas ! Il commence à diriger avant que le silence ne se soit fait et les contrebasses qui lancent La Valse de Ravel sont noyées dans le bruit. Passé ces quelques secondes d'agacement, quelle merveille ! Le chef adopte un tempo allant, jamais il ne se complaît dans la lenteur étouffante, il éclaire tous les contrechants, cette myriade de petites choses qui se succèdent, se superposent, se cognent parfois et il avance, toujours soucieux de balance, d'articulations fines et précises pour construire la dramaturgie d'une œuvre qui se termine dans un cataclysme. Pierre Boulez ne faisait pas mieux que Manfred Honeck. Une deuxième fois hélas !, l'acoustique de la Philharmonie mériterait que les réglages promis soient vraiment finalisés car dans les forte la réverbération est trop sollicitée et le son devient opaque, avec des toniques qui assombrissent le grave et le médium... Où sont passées les grandes, épaisses et lourdes tentures suspendues dans les résonateurs latéraux de la salle, et que fait-on des panneaux suspendus ?
Vient le Concerto en fa de Gershwin qu'on ne joue jamais sous nos contrées, et l'on se demande bien pourquoi. Le public fait fête au soliste après le premier mouvement en applaudissant à tout rompre. Les snobs en sont pour leurs frais, le soliste sourit et fait comprendre au public qu'il y encore de la musique à jouer. Les autres se souviendront que le public du New York Philharmonic applaudissait à la fin des premiers mouvements de concerto jusque dans les années 1960, ce dont tant d'enregistrements live témoignent, que ce public était particulièrement instruit des choses de la musique, et que c'est cette formation qui a commandé et créé ce Concerto.
La philologie s'arrêtera ici : comment peut-on sortir sept contrebasses et le reste de cordes au grand complet pour une telle œuvre ? Honeck dirige de façon impeccable, avec précision, entrain, un petit soupçon d'emphase expressive, mais juste ce qu'il faut. Son mérite est grand car tout est démultiplié par l'acoustique et pèse des tonnes là où l'on attend autant de transparence et de fulgurance que dans le Concerto en sol de Ravel ou dans le Concerto n° 3 de Prokofiev. En plus de quoi, il semble qu'Igor Levit veuille à tout prix nous prouver que ce Concerto de Gershwin est une grande œuvre sous-estimée, ce qui est inutile, et comme ce magnifique musicien a une sonorité plutôt petite, qu'il n'a pas un pianisme de tout premier plan (il joue très bien, mais son jeu de piano n'est pas en soi un objet à admirer), qu'il raffine beaucoup, qu'il manque un brin d'insolence virtuose, il est couvert dans les tuttis du premier mouvement. Ce qui ne l'empêche pas, on l'a vu, de remporter un triomphe auprès d'un public mélangé dont énormément de jeunes gens qui découvrent peut-être l'œuvre. Levit manque aussi un peu de swing, ce qui n'est ni le cas du chef ni celui de l'orchestre – le trompette solo dans le deuxième mouvement joue comme un dieu !
Après l'entracte, le Concerto pour orchestre de Bartók. Cette fois-ci, Manfred Honeck attend que le silence se fasse. Il le faut pour entrer d'un pas léger dans cette œuvre, l'une des dernières du compositeur émigré aux États-Unis, mourant à petit feu d'une leucémie dans un grand dénuement financier. Ses cinq mouvements magnifient l'Orchestre de Paris dont les vents sont décidément à se damner et dont les cordes ont enfin cette densité, ces couleurs fondues et la nervosité qui si longtemps lui firent défaut. L'Élégie manque peut-être un brin d'abandon, mais le chef ne sombre jamais dans la virtuosité un peu clinquante de certains de ses confrères. Il sait comme peu faire coexister nostalgie étreignante et virtuosité orchestrale, précision d'articulation et longues lignes, couleurs et dessins au long des cinq mouvements d'une œuvre qui a longtemps été regardée d'un peu haut par les modernes – à tort.