Fin du Quatuor op. 41 n° 1 de Robert Schumann : un voisin se lève bruyamment et quitte la salle des concerts de la Cité de la musique en grommelant « je sais ce que je vais écouter, et ça ne me plaît pas ! ». Il faut dire que ce soir, la fine équipe formée autour d’Isabelle Faust et Alexander Melnikov (avec Anne Katharina Schreiber, Antoine Tamestit et Jean-Guihen Queyras), qui vient d’enregistrer ce programme Schumann chez harmonia mundi, a été fidèle à son esthétique austère, jusqu’au-boutiste, faisant la part belle au son organique des cordes en boyau. De là à quitter la salle? N’exagérons rien, et tendons l’oreille : il y a beaucoup à entendre.

Jean-Guihen Queyras, Isabelle Faust, Alexander Melnikov © Marco Borggreve / Felix Broede / Julien Mignot
Jean-Guihen Queyras, Isabelle Faust, Alexander Melnikov
© Marco Borggreve / Felix Broede / Julien Mignot

Et tout d’abord, la dimension printanière de ce premier des trois Quatuors à cordes op. 41, joué tout en légèreté. Les archets sont aériens, ne recherchent pas forcément la densité harmonique du son pour en privilégier les courbes élégantes et graciles. On est tout de suite absorbé par le mouvement pendulaire du bras droit d’Isabelle Faust, dans les doigts de laquelle l’archet semble se mouvoir selon des lois supérieures ; imperturbable va-et-vient à l’élégance si naturelle qu’on le croirait dicté par le vent et non par la violoniste. Sa gestuelle est parfaitement intériorisée et catalysée au travers de son dos, si bien que l’énergie qui se déverse sur la corde est celle de tout son corps, et non de sa seule main droite. Une telle synergie ferait pâlir de jalousie un professeur de yoga !

À ses côtés, la sonorité d'Antoine Tamestit se démarque. Choix intelligents de phrasés, vibrato discret mais présent, audace sonore de tous les instants : chacune des interventions de l'altiste est un moment de grâce.

Remarquables chambristes, les musiciens livrent de l’œuvre une vision radicale et sans concession. Le vibrato est quasiment absent de cette lecture, et les artistes se mettent au défi de respecter à la lettre ou presque les coups d’archet indiqués par le compositeur, alors même que ceux-ci sont si peu pensés pour nos archets qu’ils peuvent mettre en danger les interprètes. Le résultat est remarquablement clair dans l’horizontalité de la forme, mais se perd dans la verticalité de l’harmonie : on ne peut pas demander à quatre solistes de produire la précision d’intonation de partenaires de quatuor jouant ensemble depuis vingt ans ! L’austérité du parti pris est hélas desservie par l’acoustique de la Cité de la musique, plus clémente envers les sons plus gras et généreux ; dans le Scherzo, la clarté de la main gauche se perd pour laisser place à un brouillard de consonnes, dont on ne saisit hélas pas grand-chose.

Le constat est le même dans le Quatuor avec piano op. 47, alors qu'Anne Katharina Schreiber laisse la place à Alexander Melnikov. Ce dernier fait des merveilles du Blüthner 1856 qu’il a sous les doigts. Le toucher est d’une finesse inouïe, le rubato léger et si gracieux qu’il répond à merveille à la mouvance des archets. Évidemment économe en pédale, il ne la dispense que pour créer des moments de suspension propices au miracle, comme dans le trio ou les parties majeures du deuxième mouvement du Quintette.

La présence du piano vient par ailleurs assouplir par ses résonances généreuses l’aridité de l’acoustique... mais pas systématiquement. Peut-être aurait-il fallu, pour le fameux solo de violoncelle du mouvement lent du Quatuor avec piano, un surcroît de vibrato ? L’ensemble, bien que toujours remarquable de professionnalisme, ne parvient pas à donner à l’œuvre le sentiment de jeunesse foisonnante qu’elle demande.

Après l’entracte, les interprètes ont-ils pris acte de l’acoustique complexe du lieu ? On pourra toujours débattre des choix radicaux d’interprétation dans ce Quintette avec piano op. 44 – comme le tempo du deuxième mouvement, dont la première partie (Un poco largamente) est si rapide qu’elle est aussi élancée que la deuxième partie (Agitato) de la plupart des versions discographiques ! Toujours est-il que l'ensemble sonne bien mieux.

En guise de bis, le deuxième mouvement du Quintette avec piano de Brahms est joué avec un enthousiasme réjouissant, rendant à cette musique toute sa simplicité et sa saveur doucement populaire. On sort impressionné, quoiqu’un peu dubitatif, de cette approche radicale, qui passe certainement mieux au disque que dans une salle qui ne lui est pas taillée sur mesure.

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