En entrant dans le hall de la Salle Cortot, on ne peut que remarquer le grand kakémono à l’effigie de Severin von Eckardstein, estampillé les Nuits du Piano, sur lequel on peut lire une célèbre citation d’Alfred Cortot, fondateur de l'École Normale de Musique (et par extension à l'origine de la salle à son nom) : « Le propre du grand pianiste n'est pas d'ignorer la technique, mais de l'oublier. » Un tel patronage redouble notre curiosité d'entendre pour la première fois le pianiste allemand !

Severin von Eckardstein à Cortot © Patrice Moracchini / Les Nuits du Piano
Severin von Eckardstein à Cortot
© Patrice Moracchini / Les Nuits du Piano

La découverte se révèlera à la hauteur de ces ambitions au cours d’un programme original. Alternant des pièces de Debussy et de ses contemporains ainsi que deux pages d'aujourd'hui, Severin von Eckardstein réussit à montrer l’étendue d’une technique remarquable sans que cela tourne à la démonstration. Les numéros se suivent en tenant en haleine l’auditeur qui, sans cesse aux aguets du caractère du morceau suivant, ne voit pas le temps passer.

Le pianiste impressionne par la clarté de son jeu tout au long du concert. Ainsi la polyphonie de la main droite dans le Prélude op. 5 n° 14 de Casadesus est parfaitement retranscrite : les deux lignes indépendantes ont leur existence propre. Dans le registre différent car beaucoup plus fourni de la Sonate n° 9 de Scriabine, cette précision est toujours aussi aiguisée grâce à un subtil jeu de pédales qui évite toujours la sécheresse du son, sans noyer la salle d’une masse sonore informe. La gestion économe de la pédale fait merveille également dans The Broken Little Music-Box de Villa-Lobos. La musique ciselée sautille et coule avec naturel, pour un rendu convaincant qui donne presque à entendre ce que seraient des oiseaux brésiliens imaginaires.

Lorsqu’il le juge nécessaire, Eckardstein peut aussi appuyer sur le champignon. Ainsi dans Piano Valentine n° 17 de Corbett (une pièce de 2017 dont les intervalles à la limite de la dissonance rappellent les modes privilégiés par Messiaen dans l’écriture de ses oiseaux), les deux pieds restent plaqués sur les pédales pour un jeu de résonances évocateur où le toucher de l’interprète sculpte magnifiquement des motifs pianissimo. Le pianiste sait aussi bien faire rugir l’instrument, comme dans le Nocturne de Debussy ou dans l’ultime pièce de La maison dans les dunes de Dupont : on ressent le déferlement terrible des « Houles » qu’illustre la partition.

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Severin von Eckardstein à Cortot
© Patrice Moracchini / Les Nuits du Piano

Cette capacité à raconter et à décrire, Eckardstein la doit à deux autres qualités. D’abord un sens du phrasé qui s'exprime plus particulièrement dans la Danza del terror de De Falla ou dans Minstrels de Debussy, où l’on est suspendu aux doigts du pianiste. Ensuite à la maîtrise absolue de l’art de l’arpège, et c'est peu dire que le programme du soir n’en manquait pas ! Eckardstein accorde une égalité parfaite à chaque note pour des guirlandes limpides qui balaient tout le clavier comme des plumes, permettant la mise en avant de motifs choisis qui émergent de ce tissu sonore. L’interprétation du Prélude à l’après-midi d’un faune est à ce titre extraordinaire, associée à une attitude où prévaut un calme serein. Cela permet à l’artiste de ne jamais presser malgré la quantité de notes à jouer, et de doser à la perfection des basses diffuses qui nourrissent l’ensemble.

Il faut imaginer toutes ces facultés réunies pour comprendre la réussite éblouissante de quelques moments du concert. L’arrangement pour piano des Murmures de la forêt de Wagner, où les piaillements des oiseaux semblent plus vrai que nature au milieu d’un flux ininterrompu d’arabesques tamisées, Poissons d’or de Debussy où grouille une rivière transparente, ou encore L’Isle joyeuse du même Debussy, dont la superposition des thèmes n’embrouille jamais l’écoute.

C’est finalement dans les œuvres les plus chargées que Severin von Eckardstein est le plus convaincant. Les pages dépouillées qui appellent davantage de mystère manquent parfois d’un rubato suggestif, à l’image de La Terrasse des audiences au clair de lune dont la partie centrale aura semblé prosaïque ou des Préludes de Casadesus parfois trop marcato. L’interprétation du premier mouvement de la Sonatine de Ravel, donné en bis avec une sonorité cristalline alliée à une précision d’horloger, achève le concert en nous laissant penser que le pianiste s’accommoderait encore davantage à la musique du compositeur basque plutôt qu’à celle de Debussy. On reviendra avec plaisir pour valider cette hypothèse.

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