Malgré une production volontiers éclectique et un catalogue d’une rare diversité, Mozart a largement snobé le ballet ; tout juste a-t-on déniché des Petits Riens de circonstance, de longue date tombés aux oubliettes, recensés en annexe du catalogue Köchel. Pas grand-chose à se mettre sous la dent, donc, pour ces malheureux chorégraphes qui, tout ce temps, ont dû se passer de la musique géniale de Wolfgang. Un tort qu’a cru bon de devoir réparer Anne Teresa De Keersmaeker, dont la mise en scène chorégraphiée de Così fan tutte est présentée sous les faux ors du Palais Garnier pour la troisième fois depuis la création de la production en 2017.

Décor blanc surdimensionné, impressionnant mais trop dépouillé : il a fallu installer, dans la profondeur de la scène, de grands panneaux de plexiglas pour assurer une réflexion adéquate des voix. À l’exception d’un mini-bar au devant côté jardin, d’un second au lointain côté cour, le dénuement est total. Quel espace pour six personnages ! C’est que la chorégraphe belge prévoit une double distribution : l’une est composée des chanteurs, l’autre des danseurs de sa Compagnie Rosas. Chaque rôle a donc un double, que la correspondance des costumes conçus par An D’Huys permet d’identifier : ceux-ci sont triviaux, mais permettent de ne pas s’y perdre.
Au sol, des figures géométriques sont dessinées : pentagrammes, cercles, spirales s’entrelacent et forment les lignes directrices guidant les corps en mouvement, presque en gravitation ; ils orbiteront en ellipse pendant trois heures. Ruades, cavalcades, cabrioles, galipettes, pirouettes, sauts de cabri et battements d’aile : tout est bon pour exprimer, du moment que c’est sur la ligne et purifié de la moindre forme de théâtre.
Mais exprimer quoi ? Ce qui est déjà écrit dans le livret de Lorenzo Da Ponte, ce qui n’y est pas écrit, ce que dit la musique ou ce qu’elle ne dit pas, ce que les personnages éprouvent ou pas, ce que leur dicte leur inconscient ? Difficile de percer les mystères de ce manège incessant, forme d’expression à peine moins banale qu’aurait pu l’être un haussement d’épaule de Despina ou une main portée au cœur par Dorabella, mais infiniment plus redondante. Constamment sollicité par ces danseurs qui tournent en rond, le spectateur ne sait où donner de la tête et perd le fil de la pièce. Après trois heures passées sans le rire de l’opera buffa ni l’émotion de la danse, il faut se rendre à l’évidence : l’audacieuse entreprise d’Anne Teresa De Keersmaeker est un échec. À croire que ce Così ne se laisse pas facilement purger…
En outre, qu’il paraît difficile aux chanteurs de contenir ce théâtre qui tend à sourdre naturellement ! Soumis à la chorégraphie, ils restent piégés dans un entre-deux peu propice à l’expressivité. C’est dommage, car Josh Lovell fait un beau Ferrando, plus délicat qu’impétueux, d’une superbe ductilité dans « Un’aura amorosa », très complice avec le Guglielmo de Gordon Bintner. Ce dernier, poussant son baryton sans effort dans « Donne mie », enchante par la qualité de son timbre hâbleur mais irrésistible.
Campant un Alfonso trop vert et diabolique pour jouer les philosophes chevronnés, Paulo Szot, seul rescapé de la création en 2017, peut néanmoins compter sur une basse solide et parfaitement projetée pour apporter charisme à son personnage. Côté féminin, on attendait un peu plus d’éloquence de la part de Vannina Santoni qui met du temps à amorcer son « Per pietà » : sans être décevante, sa Fiordiligi semble un brin retenue, en retrait. De même pour Angela Brower, également un peu extérieure en Dorabella et bridée dans le bas de la tessiture. Hera Hyesang Park, en revanche, emmène sa Despina avec une espièglerie communicative.
Heureusement, la chaleureuse prestation de la fosse est au rendez-vous et rattrape les déboires de la scène. Pourtant pas dans le répertoire qu’il affectionne le plus, l’Orchestre de l’Opéra démontre qu’il peut aussi donner le meilleur dans Mozart. Disciplinés, attentifs aux indications de la direction, investissant chacun de ces traits virtuoses qui confèrent à l’ouverture son élan sans cesse renouvelé, les musiciens font, eux, jaillir le théâtre qui manque sur scène. En chef lyrique expérimenté, Pablo Heras-Casado sait conjuguer souplesse et vigueur, tendre la grande ligne tout en maintenant l’effervescence. Il faudra, hélas, s’en contenter.