Direction Giverny, village mondialement connu depuis que la maison et les jardins de Claude Monet ont été restaurés pour être ouverts au public au milieu des années 1970. Les maisons s'étendent face à la lumineuse vallée de l'Epte, paresseuse rivière à truites qui se jette dans la Seine quelques kilomètres plus bas, juste avant Vernon. Le peintre vécut ici de 1883 à sa mort 43 ans plus tard, près de son vieil ami Georges Clemenceau qui passait ses étés à Bernouville et lui rendait visite fréquemment, en passionné d'art, de jardinage et écologiste avant l'heure : il traina en justice la grande sucrerie d'Étrépagny, toujours là, pour la contraindre à installer une station d'épuration des eaux qu'elle rejetait dans la rivière !

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Le Musée des impressionnismes à Giverny
© François Guillemin

À flanc de colline, le Musée des impressionnismes de Giverny se voit à peine depuis une rue piétonne bordée par des plates-bandes fleuries, parfait exemple d'architecture anti-monumentale et quasi organique tant elle habille l'idée qu'elle incarne. C'est ici que la pianiste Vanessa Wagner organise pour la quatrième fois un court festival de piano né d'une façon singulière : pendant la pandémie, la pianiste partage dans un tweet le désespoir des musiciens confinés. Cyrille Sciama, le directeur général et conservateur du musée, est si ému qu'il lui répond de venir jouer dès que possible à Giverny. Tope-là. Et elle a invité des pianistes qu'elle aime.

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Jean-Baptiste Fonlupt à Giverny
© Manemos / Gilles de Caevel

Ce vendredi soir, les rues sont quasi désertes, mais il y a fête au village. Le restaurant dont l'entrée est dans le musée vient d'être repris par David Gallienne, le grand chef étoilé du Jardin des plumes voisin et il est inauguré en présence du ministre des Armées Sébastien Lecornu venu en voisin et en président du musée. Par chance, le bruit des festivités ne parviendra pas dans le bel auditorium de bois clair installé en sous-sol où l'on attend Jean-Baptiste Fonlupt pour un programme d'une heure dont on retiendra les premier et troisième mouvements de la Fantaisie de Schumann, particulièrement le dernier, dont la sérénité et la beauté sonore admirables disent quel magnifique pianiste et musicien il est quand il se détend.

Vanessa Wagner à Giverny © Manemos / Gilles de Caevel
Vanessa Wagner à Giverny
© Manemos / Gilles de Caevel

Retour à Giverny le lendemain, pour le récital au programme surprise de la directrice artistique. Il n'y a plus fête au village mais il est envahi par les touristes venus visiter les jardins du peintre ou l'exposition présentée par le musée sur « L'Impressionnisme et la mer », collection de quatre-vingts toiles judicieusement accrochées de façon thématique. Que va bien pouvoir jouer Vanessa Wagner ? Oh ! Une étude de Philip Glass, puis un prélude de Bach tiré du Clavier bien tempéré : il en sera ainsi pendant une heure. Cette alternance, sur laquelle on n'aurait pas parié un kopeck, se révèle être une idée féconde qui captive l'auditeur accroché à cette artiste singulière dont le jeu a gagné en densité et en sérénité avec les années.

Voici l'exemple d'une artiste qui n'a jamais renoncé, qui a beaucoup « compagnonné » avec les compositeurs, travaillé avec eux, pour les servir au plus près de leur musique. Sa maitrise des équilibres sonores, des rythmes, de la pédale, des atmosphères et de leurs articulations aiguise l'écoute, tout en plongeant l'auditeur dans le rêve. On sort de ce récital en se disant qu'on avait décidément tort de ranger Glass dans les quantités négligeables des facilités du minimalisme américain.

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Philippe Cassard à Giverny
© Manemos / Gilles de Caevel

Quelques heures à se balader dans ce village-jardin et nous voici de retour dans l'auditorium pour un récital Schubert par Philippe Cassard, bien connu des auditeurs de France Musique. La salle est comble d'un public une fois encore très silencieux. « Son » Schubert est placé sous le signe du chant, de la polyphonie et du drame. Les impromptus rêvent sans complaisance, avancent parfois rudement, sourient aussi dans celui à variations mais pas trop. Ils avancent inexorablement jusqu'au tragique dernier, dont l'ultime trait dévale le clavier comme un éclair violent. Une préparation à la Sonate en la majeur D959 dont l'expressionnisme va atteindre le hurlement dans la partie centrale du mouvement lent pris au bon tempo, car Cassard a le génie du tempo giusto. Cette expression ne doit rien à un sentiment personnel plaqué par l'interprète, mais de son retrait qui ne devient alors « que » celui qui permet à la musique d'advenir au monde. C'est d'une intensité telle qu'on pense à l'Apocalypse de Jean, au rideau du temple qui se déchire, à la nuit qui recouvre la Terre.

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Einav Yarden à Giverny
© Manemos / Gilles de Caevel

Dernier concert, le dimanche après-midi avec Einav Yarden qui vient jouer l'énigmatique Carl Philipp Emanuel Bach dont la musique n'a ni queue ni tête, éclairs lancés de droite et de gauche, musique hypermoderne si l'on veut, jouée ici avec une incrustation vivifiante dans le clavier, comme le sont les Variations en fa mineur de Haydn dont quelques sonates doivent beaucoup à ce Bach de Berlin.

Et quel choc de percevoir ensuite dans le bizarre, l'erratique, la noirceur, le « baroque » des Kreisleriana de Schumann comme une sorte d'écho à la musique du fils de Bach. La jeune Israélienne est elle aussi totalement investie dans le texte qu'elle réalise avec une détermination qui ne laisse aucun répit à l'auditeur, quand bien même il se dit que la noirceur grinçante prend le pas parfois sur l'effusion et la tendresse qu'on trouve aussi dans cette œuvre. Mais la fulgurance du geste, le magnétisme, la présence, le charisme de Yarden convainquent dans l'instant qu'elle a raison en toutes choses tant elle-même ne se donne pas en représentation... Trait commun à ces quatre pianistes qui ont le don de laisser la parole à la musique et ainsi de laisser une place à l'auditeur.

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