En pénétrant ce soir sous les ors du Palais Garnier pour la première parisienne de Il viaggio, Dante, on a encore en mémoire le dernier ouvrage lyrique de Pascal Dusapin, ce Macbeth Underworld qu'on avait beaucoup aimé à l'Opéra-Comique. De fait, on ne sera pas désorienté ni surpris par ce nouvel opus, le parallélisme des formes comme de l'inspiration étant évident : après de libres variations en langue anglaise autour d'un personnage de Shakespeare (Macbeth), Dusapin emprunte cette fois à Dante des épisodes de la Divine comédie et de la Vita Nova en un prologue et sept tableaux, chantés en italien qu'il présente lui-même comme un « opératorio ».
Devant un rideau vert d'eau se présente, un micro à la main, un homme en costume à paillettes qu'on croirait sorti d'un show télé de Berlusconi : c'est le Narrateur qui va, en italien non sous-titré, annoncer chacun des épisodes de ce Viaggio. Tandis que retentit une musique enregistrée angoissante à souhait, le rideau s'ouvre sur une vidéo d'une voiture lancée à vive allure avant de s'accidenter dans une forêt profonde. Sur scène apparaît l'intérieur d'une haute demeure florentine, un homme gît au sol, en sang, perclus de douleur. C'est l'image forte du début, ce sera la même image forte de la fin.
Entretemps va se jouer une double représentation, celle du compositeur et celle du metteur en scène. Pascal Dusapin qu'on a connu, dans ses précédents ouvrages lyriques ou symphoniques, amateur de déflagrations tourmentées, de contrastes violents, poursuit une évolution vers l'épure (déjà flagrante dans Macbeth Underworld) qu'il explique lui-même dans le programme de salle, considérant sa partition comme étant « de l'ordre de la contemplation », qui lui permet d'atteindre « une sorte d'extase mystique ». L'orchestre n'est pas nombreux – une quarantaine de musiciens – dans une fosse où se tiennent aussi les 32 chanteurs du Chœur de l'Opéra.
Au long des sept tableaux de ce Viaggio, les proférations du chœur, comme venues du lointain, seront autant de temps d'extase et de recueillement, de douceur et de réconfort. Dusapin a ajouté à la trame habituelle de son orchestre – des colonnes de son profondément enracinées dans le registre grave –, outre un dispositif électronique, la douceur angélique du glassharmonica et l'orgue qui évoque la tradition chrétienne. Il procède par grands à-plats, avec peu de mouvements et d'éclats.
Tandis que Kent Nagano, dans la fosse, assume la linéarité, la densité comme la transparence d'un matériau sonore apaisé, Claus Guth sur scène déploie sa vision fantasmatique, voire cauchemardesque, de l'errance des protagonistes de ce Viaggio entre Enfer et Paradis. Ses personnages féminins sont hypersexualisés, il ose la redondance ou l'exacerbation de situations que le texte et la musique ne font que suggérer, au risque de détourner les intentions du compositeur. Celui-ci assume non sans humour cette contradiction entre sa musique et la mise en scène – « Pour une fois qu'un de mes opéras se termine bien, sa mise en scène finit dans un bain de sang » !
Mais on doit reconnaître que le résultat est des plus convaincants : la sobriété du dispositif scénique, la beauté des éclairages de Fabrice Kebour, le recours parcimonieux à la vidéo finissent par séduire.
Dans le premier tableau apparaissent tour à tour Sainte Lucie l'aveugle (habillée comme Jackie Kennedy !), incarnée par l'intrépide colorature de Danae Konera, et le jeune Dante (le mezzo chaleureux de Christel Loetzsch) pleurant la perte de Béatrice. Ce chant de deuil du jeune Dante est repris en écho par le chœur, et nous offre un deuxième tableau admirable de pudeur et de ferveur.
« Viens avec moi ! Je dois, moi qui suis mort, te conduire à travers l'Enfer, de cercle en cercle jusqu'au fond », c'est ce que Virgile (l'impressionnante basse américaine David Leigh) intime à Dante à l'entrée du troisième tableau (« Les limbes ») tandis que Dominique Visse en travesti hirsute et escarpins rouges représente la « voix des damnés », une sorte de double démoniaque de Béatrice. Au quatrième tableau (« Les Cercles de l'enfer »), celle-ci interpelle Dante (« Qui es-tu, qui viens avant l'heure regarder les morts ? »). S'ensuit la longue plainte du jeune Dante, jusqu'au passage par le Purgatoire scandé par le chant grégorien des Béatitudes et marqué par le dialogue à distance du jeune Dante et du vieux poète.

C'est sans doute le tableau où la puissance d'évocation de la musique de Dusapin nous touche le plus. Bo Skovhus, qui a conservé par-delà les ans et les rôles, le bronze admirable de ses jeunes années, y est d'une présence magnétique. La « douce symphonie » du Paradis chantée par Lucie et Béatrice enfin retrouvée n'empêche pas Claus Guth de faire mourir Dante dans un bain de sang. La boucle est bouclée : retour au gisant du début. Ce Viaggio, selon Guth, n'aura donc été, au choix, qu'un rêve, un fantasme ou un cauchemar pour le vieux poète.