On avait beau s'y attendre pour avoir déjà entendu Alexandre Kantorow dans « L'Egyptien », cinquième et dernier des concertos pour piano de Camille Saint-Saëns, avec l'Orchestre National de France à la Maison de la radio et de la musique, ce soir c'est une autre histoire : Klaus Mäkelä est sur le podium et, sans vouloir ranimer la vieille querelle des partisans du National versus les sectateurs de l'Orchestre de Paris, à vrai dire passée de mode tant les deux formations parisiennes sont sorties des mauvaises passes qui ont pu les faire souffrir dans le passé, l'Orchestre de Paris est dans une grande forme et a la chance de jouer dans la salle de la Philharmonie où il peut s'épanouir sans entraves.
Mais dès que Kantorow attaque la Toccata finale de ce concerto, on s'écrase au fond de son fauteuil comme le cosmonaute subit la poussée du décollage qui le détache de l'attraction terrestre. Quelle fusée ! Une comète plutôt tant la trajectoire est précise, tant la sonorité du piano est lumineuse sous des doigts si véloces qu'ils dévorent le piano avec gourmandise. C'est pharamineux, d'autant que l'orchestre est collé au soliste, dirigé par un Mäkelä décidément magnifique accompagnateur qui a le don incroyable de laisser jouer les musiciens, tout en tenant son orchestre dans une main de fer. On n'a jamais entendu ça en public, même par la glorieuse Monique de La Bruchollerie.
C'est virevoltant comme jamais, des cordes aux bois, tous sont au taquet. Dans un esprit différent du non moins fabuleux Bertrand Chamayou, entendu ici même dans ce concerto sur un grand Pleyel de 1905, accompagné par un orchestre de tradition romantique dirigé par Louis Langrée, aux effectifs moins nombreux que ce soir. Car dès le tout début du concerto, Kantorow et Mäkelä en ont élargi les perspectives : sans épaissir les lignes, ils ont densifié cette œuvre un peu en porte-à-faux entre Berlioz, Liszt première manière et une musique « impressionniste » qui ne va pas tarder à s'imposer et que Saint-Saëns va refuser, alors même qu'il la comprend comme personne... On en avait entendu les prémices dans Shéhérazade, ouverture de féérie, l'une des premières œuvres de Ravel, donnée juste avant... et créée en 1899, trois ans après « L'Egyptien ».
Dans le mouvement lent du concerto, Kantorow prend cette fois encore le fameux thème nubien sur un tempo qui ne traîne pas, mais comme sa sonorité est profonde et son phrasé éloquent, on se dit immédiatement qu'il a raison. Son style réconcilie le jeu perlé pratiqué autrefois et la détente, le poids du bras qui libèrent les harmoniques de l'instrument : modèle de technique pianistique au service de la musique. Triomphe et deux bis intelligemment choisis : la Cancion n° 6 de Mompou dont le caractère modal prolonge bien la musique de Saint-Saëns et le Sonnet de Pétrarque n° 104 de Liszt dont la virtuosité et l'éloquence le font tout aussi bien.
Le programme de ce concert a été très intelligemment concocté. Un Ravel de jeunesse pour commencer, un peu gourd encore mais déjà bien du Ravel, avait permis d'admirer la pulsation rythmique parfaite de Mäkelä, son art du maniement des masses sonores et de la mise en espace des timbres. Après le concerto de Saint-Saëns et l'entracte, le chef a eu l'idée, a priori saugrenue mais à la vérité vertigineuse par le rapprochement ainsi fait, d'enchaîner sans pause un Lachrimae Antiquae de John Dowland à la Symphonie n° 2 de Schumann qui, comme Mendelssohn, Chopin et Brahms plus encore, était fasciné par la musique des maîtres d'autrefois.

Passer ainsi de quatre violons, deux altos et un violoncelle jouant sans vibrato, avec une élévation spirituelle bouleversante, cette musique poignante du vieux maître anglais à cette symphonie de Schumann qu'on dirait composée par un Mendelssohn exalté et déprimé est plus bouleversant que surprenant. Là encore, la façon dont ce grand échalas dansant laisse jouer les musiciens tout en les conduisant là où il le veut est admirable : Mäkelä éclaire la structure, les couleurs, les tensions harmoniques et triomphe des rythmes inconfortables, insuffle une dialectique et une vie irrésistibles. Mais le chef ne se laisse sans doute pas suffisamment aller dans le sublime Adagio espressivo, ce soir pas assez rêvé, dont il tient néanmoins les phrases jusqu'au bout avec une tension admirable.