Pour le dernier récital de leur saison 2024-2025, Les Nuits du piano retrouvent la Salle Cortot pour présenter Andrey Gugnin aux Parisiens qui le connaissent surtout par ses enregistrements Hyperion. Il a remporté des prix dans des grands concours dont celui de Sidney en Australie et celui de Dubaï, voici un peu plus d'un an. En 2020, la BBC l'avait sacré interprète de l'année et, pour la petite histoire, ses concertos pour piano de Chostakovitch sont utilisés par Steven Spielberg dans son film Le Pont des espions.

Andrey Gugnin Salle Cortot © Patrice Moracchini
Andrey Gugnin Salle Cortot
© Patrice Moracchini

Gugnin est l'un des derniers élèves de la grande Vera Gornostaeva au Conservatoire Tchaïkovski de Moscou où il était condisciple de Lukas Geniušas, petit-fils de cette artiste et femme extraordinaire, et de Vadym Kholodenko son assistant. Femme extraordinaire, car elle avait organisé les funérailles de la pianiste Maria Yudina en novembre 1970, contre la volonté des autorités soviétiques qui n'avaient pas annoncé sa mort, dernier coup de pied à celle dont le pouvoir avait entravé la carrière mais n'osera empêcher ni la cérémonie ni la lecture publique des messages reçus du monde entier – dont ceux de Boulez, Nono, Stravinsky – devant le cercueil exposé dans la grande salle du conservatoire.

Gugnin entre sur scène dans un costume impeccable, mais un peu apprêté. Il ne fait pas ses 38 ans et ne semble pas rongé par le trac. Il le pourrait, car son programme commence par les Douze Études d'exécution transcendante et se termine par la Sonate de Liszt. Un exploit physique, spirituel et émotionnel. Ces études, « tout le monde » les joue dorénavant et souvent d'une impeccable façon, alors qu'il n'y a pas si longtemps bien peu s'y risquaient en public comme au disque.

Dès l'entame, Gugnin se jette dans la musique autant que sur le piano. Il ose aller chercher dans ces déferlements virtuoses un idéal esthétique fait de poésie, de recherche de timbres, de surprises, de jeunesse, d'émotions partagées sans frein autre que celui de la décence. On est ainsi accroché par ce jeu singulier mais toujours orthodoxe, plein d'imagination et d'éclairs d'inspiration, dont l'emphase n'est en rien... emphatique mais relève de l'esprit de chevalerie et de conquête du monde qui animait Liszt autant qu'il était attiré par le mysticisme.

Le piano de Gugnin est somptueux – plus que son Steinway qui est trop ordinaire dans la moitié supérieure du clavier, pour un tel jeu. Les doigts sont invincibles, mais après Daniil Trifonov, Zhang Haochen ou Yunchan Lim on hausserait les épaules, si cela n'était pas comme ce soir la résultante d'une soumission totale à cette musique. Que ce soient les études héroïques comme Mazeppa, Eroica ou Chasse-Neige dans lesquelles il fait sonner son piano comme un orchestre aux contrebasses profondes et aux cuivres éclatants, que se soit la virtuosité légère des Feux follets ou le lyrisme parfois poignant de Paysage ou d'Harmonies du soir, Gugnin accroche l'auditeur par son implication, l'originalité d'une interprétation qui fuit l’idiosyncrasie des impuissants qui compensent leur manque de maîtrise en faisant les malins.

Et surtout, de ces douze pièces contrastées, le musicien fait une grande œuvre ouverte sur les mondes sonores à venir où puiseront tant de compositeurs, un voyage porté par l'exaltation de la musique comme force spirituelle. La Sonate en si mineur a été composée en 1852, au moment où le compositeur publiait la version ultime de ses Études. Et Gugnin la joue sans ostentation, avec une maîtrise du temps, des enchaînements de tempos, des nuances et des articulations si naturels et irrésistibles qu'il nous convie dans une parenthèse d'espace-temps. Elle se refermera dans le silence implorant d'une œuvre née dans le doute d'un sol trois fois énoncé.

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