Sur le papier, le programme très classique de ce soir au Théâtre des Champs-Élysées est diablement excitant pour qui a suivi le parcours de l’artiste singulier qu’est Fazıl Say quasiment depuis ses débuts. On l’a certes entendu dans des sonates de Mozart à Montpellier à l’été 2017, mais enchaîner Haendel, Haydn et surtout l’ultime sonate de Schubert, voilà qui intrigue.
Si à peu près tous les pianistes se sont emparés de Bach sur piano moderne, on n’a pas le souvenir que, depuis Sviatoslav Richter et Andreï Gavrilov à la Grange de Meslay il y a plus de quarante ans, Haendel et ses suites pour clavecin aient eu les mêmes faveurs. Comme à son habitude, Fazıl Say arrive sur scène à pas pressés, dans une étrange redingote, se courbe jusqu’à terre pour saluer et, au lieu de singer le clavecin, va faire sonner son grand Steinway de concert, des plus tendres nuances pianissimo du début aux accords de grand orgue, dans une Quatrième Suite de Haendel gorgée de chair et de couleurs, à l’exact opposé de la métronomie gouldienne et du respect compassé d’un Richter.
La Sonate Hob XVI: 37 ensuite est un peu à Haydn ce que la Sonate K545 est à Mozart, une sonate dite « facile », de celles qu’on donne à jouer aux apprentis pianistes. Ce n’est certes pas la plus complexe des 62 sonates pour clavier recensées par Hoboken mais, pour ce qui est de l’inventivité mélodique, de l’art de toujours ménager des surprises dans un moule classique, c’est du pur Haydn. Avec un Adagio en forme de récitatif qui fait écho au Haendel qui l’a précédée, et plus sûrement encore à certaines partitas de Bach. Fazıl Say, qui a gravé quelques sonates de Haydn (étonnamment sages), y déploie une fantaisie et une liberté qui sont celles du compositeur, et nous fait regretter la brièveté de l’œuvre autant que la rareté de ce corpus dans les programmes de récitals.
Il enchaîne avec une œuvre récente de sa composition dont on doit bien dire qu’elle sent la redite. Écrite au sortir de la pandémie en juillet 2021, la Sonate « Nouvelle vie » exploite toutes les ficelles du pianiste-compositeur turc : main gauche dans le piano, effets de harpe, marteaux assourdis, mélodies faciles, un peu orientalisantes, relents de jazz. La première partie est expédiée en moins de quarante minutes, devant une salle conquise d’avance.
Avouons les craintes qu’on a d’entendre après l'entracte Fazıl Say dans l’immense ultime sonate de Schubert. Comment le pianiste – qui n’est jamais aussi inspiré que par les formes brèves où ses humeurs changeantes, l’inspiration de l’instant, peuvent surprendre, irriter ou séduire – va-t-il se débrouiller des « divines longueurs » du premier mouvement ?
La lenteur sépulcrale d’un Richter, le trille initial fantomatique dans les profondeurs du clavier ? La poésie sereine d’un Kempff ? Inutile de chercher des modèles pour ce que Say propose : il rate d’ailleurs souverainement ce fameux trille sur lequel Schubert bâtit son Molto moderato initial, il gomme tout autant ce que Christian Zacharias avait jadis consigné dans un passionnant petit essai sur Schubert, la répétition obsessionnelle de notes pivots. Bref, Say survole un mouvement dans lequel il se sent manifestement à l’étroit, ne nous épargnant ni brusqueries ici, ni rubato à l’eau de rose là. Dans l’Andante sostenuto construit à partir d’un inexorable balancier, pas mieux. On ne fait pas du joli avec le tragique. Dans le Scherzo, Say ne choisit pas : souvenir d’un Ländler ? défilé d’elfes comme dans Mendelssohn ? Quelque part entre les deux, sans épaisseur ni rebond. Dans le finale, mieux venu, on sait gré au pianiste d’observer le « ma non troppo » d’un Allegro que tant d’autres (et des plus illustres) prennent à toute vitesse. Mais Fazıl Say se prend parfois les pieds dans le tapis dans les innombrables ressassements d’un mouvement que Schubert semble impuissant à achever, jusqu’à la brusque péroraison finale qui tombe comme un couperet.
Trois bis sans surprise : la Première Gnossienne de Satie, Black Earth que le pianiste-compositeur ressert à chaque récital (les mains dans le piano à nouveau !) et une autre œuvre de sa composition, dont Fazıl Say ne daigne pas nous donner le titre, presque une auto-caricature, ça ferraille, ça tape du pied... Aux antipodes de l'esprit schubertien.