Alexandra Dovgan a l’honneur (mérité) de la grande scène du Parc du Château de Florans, dans un concert du soir ! Cette scène où les monstres sacrés et les futurs très grands se succèdent pour clôturer chaque journée du Festival de La Roque d'Anthéron : hier c’était Lugansky, demain ce sera Kantorow. Ce soir, c’est donc Dovgan, dans un programme ambitieux constitué de pierres angulaires du répertoire germanique, qui seront servies par l’éloquence simple et naturelle de l’interprète, sa sonorité tendre et lumineuse.

Une petite réserve sur l’accord arpégé qui ouvre la Sixième Partita de Bach – la plus vaste de toutes – et que l’on retrouvera tout au long de la Toccata : cela sonne un peu sec, un peu droit, comme chez Sokolov. Est-ce pour annoncer un sérieux qui caractérisera l’interprétation ? Cette toute petite réserve est déjà relativisée par une fugue au ton gentiment autoritaire… puis par ce piano si joueur dans les ornementations du Tempo di Gavotta, et dont la longueur de note est flattée dans l’Air. La Sarabande n’atteint pas (encore) le vertige des plus grands, mais on l’imagine déjà comme un terreau fertile à la noirceur désarmante d’une Tatiana Nikolaïeva.
Le seul reproche que l’on pourrait faire à Dovgan serait-il celui d’un piano trop propre, trop sage ? Même pas. Quand la musicienne lâche les chevaux, comme son piano a du corps, un son dense – comme le prouve le superbe développement du second thème des Adieux, au cœur du premier mouvement de la Sonate n° 26 de Beethoven. Oui, ce piano-là est aussi capable de mordre.
Une autre preuve, s’il en faut : la montée en puissance remarquable des Variations sur un thème de Haendel de Brahms. Les 23e et 24e variations font entendre une violence contrôlée, tenue. Les gammes roulent entre les deux mains, comme contenues difficilement par une Dovgan magistrale. La 25e variation triomphe comme elle doit triompher, et préfigure une fugue pleine de classe. Il y a aussi quelque chose dans cette sauvagerie domptée qui nous apparaît encore plus terrifiant qu’une intensification permanente du discours dans ces pages. La violence n’est dévoilée qu’avec parcimonie par la pianiste qui l’intègre dans un discours naturel et élégant.
Les Intermezzi op. 117 le confirment : l'interprétation de Brahms par Dovgan n’a pas à attendre le poids des années, elle est déjà grande. Brahms, comme Rachmaninov, gagne souvent à une vision presque froide de son interprète. C’est-à-dire ne pas ajouter un phrasé surjoué sur une musique qui dit déjà tout. Se contenter de déclamer puissamment, ou simplement de faire parler un matériau si riche. Enfin « se contenter », comme si c’était facile ! Dès les premières notes de l’Andante moderato, nous apparaît cette lecture concentrée d'une musique si intime qui s’exprime sans sentimentalisme. Dans l’ultime pièce, l'austérité et le dépouillement émeuvent.
Le répertoire d’Alexandra Dovgan s’étend parcimonieusement, comme en témoigne une lumineuse Étude op. 8 n° 12 de Scriabine donnée en unique bis du concert. Comme en témoigne également l’arrivée de Variations Corelli dans son programme la saison prochaine qui pourraient bien être grandes, parce que l’intelligence de la structure et le ton naturellement distingué de Dovgan semblent l’empêcher d'une quelconque faute de goût.