C’est la foule des grands soirs dans l'église de Saanen, la légende est de sortie ! Les concerts de Martha Argerich provoquent un enthousiasme rare, et une garantie sur l’issue du concert : la standing ovation est quasi assurée. Cette ardeur, tribut à la carrière, au charisme et aux interprétations magnétiques de la pianiste est plus que bienvenue. Tâchons de profiter de nos monstres sacrés, et d’apprécier tout ce que l’artiste a encore à nous donner.

Martha Argerich et Nelson Goerner remettent sur l’établi leurs Danses symphoniques de Rachmaninov après leur hommage à Nelson Freire à la Philharmonie. Esthétiquement très différents de l’idéal de concentration, d’unité et de sérieux de Lugansky et Rudenko, Argerich et Goerner en proposent un lointain cousin plus extraverti, séducteur et ouvert vers son public. La première prise de parole de Martha annonce la couleur : on retrouve ce piano magnétique mais pas électrique, aussi naturel et charismatique que celle qui en joue. Son rebond naturel et la puissance de ses basses étonnent toujours. Nelson Goerner régale le public par un son dense, équilibré et rond, par la fluidité de ses saillies. Son lyrisme tranquille s’exprime à merveille dans le thème que tient le saxophone dans la version orchestrale de l'œuvre. La seconde section du premier mouvement est splendide dans toute la décontraction que les deux pianistes arrivent à y mettre, les nombreux frottements donnant du relief, des aspérités et de la profondeur de champ.
Le thème du Tempo di valse fait partie de ces petits bijoux avec lesquels on vit, qui nous restent, qui tournent dans une tête et apparaissent çà ou là ! Au souvenir toujours gravé du sommet indépassable de legato, de décontraction et de sensualité de Lukas Geniušas à La Roque d’Anthéron s’ajoute celui de Martha Argerich. Ce soir, ce thème se transforme en promenade d’un divin bouffon au bord du précipice, un Idiot à la Mychkine : on y trouve de l’insouciance, de la légèreté, de l’honnêteté et un charme ingénu, presque enfantin.
Place au Carnaval des animaux. À Gstaad, l'œuvre fantaisiste de Saint-Saëns pourrait vite se transformer en divertissement bourgeois d’un bon goût convenu… Les textes ajoutés par Francis Blanche sont chouettes, mais il arrive qu'ils soient gâchés par une diction infantilisante et niaise. Cependant il se trouve que ce soir, c’est drôle, c’est très drôle ! Annie Dutoit-Argerich est exceptionnelle en récitante, pleine de naturel, d’esprit et d’humour. Cadence parfaite, gags réussis, jeu d’acteur convaincant, tout y est… avec en plus de cela une Martha rayonnante en fond de scène et des musiciens qui jouent le jeu à fond !
La musique est toujours joueuse, notamment par un éléphant habité avec tout l’humour requis par la contrebassiste Ivy Wong. Mais alors ce cygne, « romantique ou simplement crétin glorieux » ? Superbement joué avec tout le sérieux du monde par le violoncelliste Dan Sloutskovski, seulement agrémenté de mimiques presque surjouées, le thème entretient le mystère… Annie Dutoit-Argerich déclame depuis la chaire mais descend sur scène aux côtés d’un Renaud Capuçon tourneur de pages de luxe pour jouer « Pianistes ». Quelques vers sont ajoutés pour se moquer gentiment de la crinière de sa mère morte de rire (au moins autant que lors des imitations de la poule).
Certains moments sont même tout à fait édifiants. On se distrait, on se distrait, puis l’accord d’Argerich et Goerner, si orchestral, rond et puissant qui conclut « Poules et Coqs » nous ramène à la réalité musicale. Il nous rappelle qu’il y a du génie sur scène ! Joué et lu ainsi, Le Carnaval des animaux prend de drôles d’allures, entre excellence de la musique, ambiance décontractée et informelle, rires dans la salle. Nous l’avions annoncée, nous l’avons eu : standing ovation pour Argerich et ses compères et distribution de fleurs par la pianiste qui fouille dans son bouquet pour que chaque instrumentiste ait la sienne !
Le voyage de Rémi a été pris en charge par les Sommets Musicaux de Gstaad.