Alors que les Belcea étaient plutôt des habitués des concerts du dimanche matin, on se presse désormais au Théâtre des Champs-Élysées pour les y entendre le soir : signe que le quatuor confirme un peu plus à chaque représentation son statut de star internationale, la salle est bien remplie et enthousiaste – il faut dire que le programme, fait de grands classiques du répertoire, ne prend guère de risques.
C’est avec un Quartettsatz de Schubert impeccable que les Belcea entrent en scène. Le son des quatre musiciens, d’abord transparent dans le pianissimo initial, se corse peu à peu avec un vibrato nerveux, qui donne à tous les passages chantés un caractère particulièrement exalté. Cette exaltation ne va toutefois jamais jusqu’à la folie : rien d’incisif ici, mais un son qui reste moelleux à souhait (en particulier du côté du violoncelliste Antoine Lederlin, dont le timbre écrase parfois presque celui de ses partenaires)… Au point que l’on finit par s’en lasser. Avec leur assurance inébranlable et leur assise technique parfaite, on regrette presque que les quatre musiciens ne soulignent pas davantage la fragilité qui émane pourtant de la musique de Schubert.
Lorsqu’on retrouve cette même assurance au début du Quatorzième Quatuor de Chostakovitch, on est d’abord déconcerté : les Belcea semblent aborder cette pièce au premier degré, sans relever ses ponctuations ironiques – le thème de violoncelle du premier mouvement, par exemple, est d’une élégance toute sérieuse, avec ses accents délicatement vibrés. Mais ce n’est que pour mieux déconstruire ensuite cette assurance de façade : dès les premières notes de l’Adagio, Corina Belcea propose un pianissimo très bas, qui force le spectateur à l’écouter avec une concentration qui confine à l’hypnose. Lorsque ses partenaires la rejoignent, la méditation intérieure se transforme en recueillement collectif, dans une fusion parfaite des timbres. Les thèmes qui se suivent, de plus en plus résignés, semblent construire progressivement le drame ; si bien que lorsque la tension insoutenable ainsi installée débouche sur le finale, c’est presque un soulagement pour le spectateur. Avec un archet plus percussif, les quatre instrumentistes semblent dès lors vouloir mettre en lumière le côté grinçant de la partition. Même si le son demeure toujours (trop) propre alors que l’on espérait davantage de rugosité, leur agilité épatante, dans les passages en arpèges comme dans les pizzicati, force l’admiration.
Mais c’est bien avec le célèbre Quatuor « La Jeune Fille et la Mort » de Schubert que les Belcea sont le plus à leur aise. Optant à nouveau, dès l’Allegro, pour un jeu particulièrement nerveux et exalté, s’appuyant sur leur connaissance en profondeur de l’œuvre, ils construisent à quatre un tout incroyablement homogène, un ensemble qui a sa propre souplesse. Cela leur permet notamment d’oser jouer avec le rythme, voire d’accélérer progressivement lorsque la tension augmente, et ainsi de donner à ce monument une coloration singulière. L’Andante con moto est particulièrement réussi : le premier violon ouvre le mouvement avec un thème très doux, d’une infinie tendresse, en prêtant une attention particulière à la continuité de la phrase. L'aisance époustouflante de Corina Belcea lui permet de prendre le temps de souligner chaque changement harmonique, sans pour autant alourdir le discours. Quant aux voix intermédiaires, si elles sont particulièrement discrètes lorsqu’elles accompagnent (et c’est finalement dommage), elles participent tout de même à la débauche d’énergie que sont les fortissimos collectifs, qui renforcent encore le caractère suspendu des passages plus délicats.
Tout aussi passionné, le Scherzo prend cependant des reliefs plus abrupts, les montées en puissance devenant plus rapides, les explosions plus soudaines. Mais c’est bien dans le finale que l’excitation atteint son paroxysme : les triolets de violon, dont le caractère élégant et chantant est accentué jusqu’à l’exagération, contrastent d’autant plus nettement avec les crescendos fulgurants et spectaculaires qui les entrecoupent, créant une sorte d’hésitation, de balancement entre deux climats radicalement différents qui donne au spectateur une sensation de dédoublement de personnalité. Un Schubert fou donc, mais grandiose, que le Quatuor Belcea maîtrise à la perfection.
Le public du Théâtre des Champs-Élysées ne s’y trompe pas : c’est un tonnerre d’applaudissements qui salue La Jeune Fille et la Mort, suivie non pas d’un, mais de deux bis – le mouvement central, plein de tendresse et de lyrisme, du Premier Quatuor de Szymanowski, et l’Allegro non troppo du Troisième Quatuor de Chostakovitch, dont les attaques mordantes et guerrières assènent au spectateur le coup de grâce.