Les mains à peine libres, Khatia Buniatishvili étend ses bras derrière le dos, ferme les yeux, penche son buste et sa tête vers l'avant en un geste théâtral qui la fait ressembler à la figure de proue d'un navire prêt à affronter la tempête. Sa première grande phrase à découvert, pâle et fluctuante, puis quelques moments de flottements avec l'orchestre, que le chef Kirill Karabits rattrapera, avaient laissé une impression mitigée qui n'allait pas tarder à se transformer en naufrage.
Parler d'interprétation du Concerto n° 2 de Rachmaninov est impossible : la pianiste est trop en deçà des exigences de cette partition. Sa maîtrise instrumentale ce soir ne lui permettrait pas d'entrer au Conservatoire de Paris. Elle a des doigts mous, aucune incrustation dans le clavier, ne joue pas une phrase legato, et seules les difficultés qui tombent miraculeusement dans ses facilités naturelles passent sans trop d'encombres. Mais la plupart du temps, ses doigts survolent le clavier : elle bluffe au piano menteur, sans emporter la mise.
Ce concerto avance donc comme une barque à la godille, par à-coups et de travers, car dès qu'elle le peut elle se pâme assise droite comme un « i », la tête, les bras, les mains immobiles, les doigts bougeant sans qu'on entende le moindre chant soutenu... pourtant depuis le cinquième rang de face. Elle n'a aucune projection du son ; plus elle joue fort, moins le piano sonne : 80% de l'énergie se perd dans l'agitation. C'est d'autant plus déprimant qu'elle donne trois bis. Le public ne les lui demande pas vraiment passé le premier, mais elle les lui offre, après lui avoir fait des démonstrations d'amour en formant un cœur, ses deux pouces et ses deux index réunis. À l'entracte, un musicien venu écouter ses copains de l'Orchestre de Paris, voyant notre mine sombre, confiera : « J'ai filmé, parce que personne ne me croira quand je raconterai. »
Arrive un moment où il faut le dire : il y a ici un méfait. Le public est venu pour cette pianiste, ni pour le chef, qui ce soir fait ses débuts à l'Orchestre de Paris, ni pour le programme qui proposait en seconde partie la dispensable Symphonie n° 2 d'Alexandre Scriabine. Si cette soliste a été choisie, c'est parce qu'elle fait salle comble et pas Karabits, peu connu en ces lieux. Mais ceux qui l'invitent savent qu'elle joue dorénavant au mieux d'une façon perfectible – Mäkelä l'avait tenue dans une main de fer lors d'un Premier de Tchaïkovski convenable –, mais pas au niveau de cette formation. Qu'un producteur privé l'invite est compréhensible : avec l'argent gagné, il comble les récitals moins achalandés. Et le mélomane informé laisse alors sa place ce soir-là. Qu'une grande institution subventionnée le fasse pour cette raison-là est cynique quand il a le choix entre trente autres pianistes magnifiques et respectés. Et si vraiment l'Orchestre de Paris voulait en ces temps de guerre et de symboles « marier » une pianiste géorgienne à un chef ukrainien dans un programme russe, Elisso Virssaladze, l'une des plus grandes pianistes vivantes, s'imposait. Et la soirée entrait dans l'histoire.