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Khatia Buniatishvili à la recherche de ses doigts perdus à la Philharmonie

Par , 31 octobre 2024

Les mains à peine libres, Khatia Buniatishvili étend ses bras derrière le dos, ferme les yeux, penche son buste et sa tête vers l'avant en un geste théâtral qui la fait ressembler à la figure de proue d'un navire prêt à affronter la tempête. Sa première grande phrase à découvert, pâle et fluctuante, puis quelques moments de flottements avec l'orchestre, que le chef Kirill Karabits rattrapera, avaient laissé une impression mitigée qui n'allait pas tarder à se transformer en naufrage.

Khatia Buniatishvili et l'Orchestre de Paris
© Ondine Bertrand

Parler d'interprétation du Concerto n° 2 de Rachmaninov est impossible : la pianiste est trop en deçà des exigences de cette partition. Sa maîtrise instrumentale ce soir ne lui permettrait pas d'entrer au Conservatoire de Paris. Elle a des doigts mous, aucune incrustation dans le clavier, ne joue pas une phrase legato, et seules les difficultés qui tombent miraculeusement dans ses facilités naturelles passent sans trop d'encombres. Mais la plupart du temps, ses doigts survolent le clavier : elle bluffe au piano menteur, sans emporter la mise.

Ce concerto avance donc comme une barque à la godille, par à-coups et de travers, car dès qu'elle le peut elle se pâme assise droite comme un « i », la tête, les bras, les mains immobiles, les doigts bougeant sans qu'on entende le moindre chant soutenu... pourtant depuis le cinquième rang de face. Elle n'a aucune projection du son ; plus elle joue fort, moins le piano sonne : 80% de l'énergie se perd dans l'agitation. C'est d'autant plus déprimant qu'elle donne trois bis. Le public ne les lui demande pas vraiment passé le premier, mais elle les lui offre, après lui avoir fait des démonstrations d'amour en formant un cœur, ses deux pouces et ses deux index réunis. À l'entracte, un musicien venu écouter ses copains de l'Orchestre de Paris, voyant notre mine sombre, confiera : « J'ai filmé, parce que personne ne me croira quand je raconterai. »

Arrive un moment où il faut le dire : il y a ici un méfait. Le public est venu pour cette pianiste, ni pour le chef, qui ce soir fait ses débuts à l'Orchestre de Paris, ni pour le programme qui proposait en seconde partie la dispensable Symphonie n° 2 d'Alexandre Scriabine. Si cette soliste a été choisie, c'est parce qu'elle fait salle comble et pas Karabits, peu connu en ces lieux. Mais ceux qui l'invitent savent qu'elle joue dorénavant au mieux d'une façon perfectible – Mäkelä l'avait tenue dans une main de fer lors d'un Premier de Tchaïkovski convenable –, mais pas au niveau de cette formation. Qu'un producteur privé l'invite est compréhensible : avec l'argent gagné, il comble les récitals moins achalandés. Et le mélomane informé laisse alors sa place ce soir-là. Qu'une grande institution subventionnée le fasse pour cette raison-là est cynique quand il a le choix entre trente autres pianistes magnifiques et respectés. Et si vraiment l'Orchestre de Paris voulait en ces temps de guerre et de symboles « marier » une pianiste géorgienne à un chef ukrainien dans un programme russe, Elisso Virssaladze, l'une des plus grandes pianistes vivantes, s'imposait. Et la soirée entrait dans l'histoire.

Kirill Karabits et l'Orchestre de Paris
© Ondine Bertrand

Tout avait pourtant bien commencé avec le Poème nocturne de Théodore Akimenko, composé en 1924 par le compositeur ukrainien sur un poème de Lermontov. Belle et courte pièce atmosphérique somptueusement orchestrée, de couleur slave, raffinée et évocatrice, symboliste. Karabits la dirige avec précision, en prêtant attentions aux équilibres, aux nuances et à la ligne. C'est très beau. Et bien continué en seconde partie avec une très courte pièce de Niloufar Nourbakhsh, compositrice iranienne de 32 ans. Knell est dominée par l'idée de la mort, procession funèbre de lignes sinueuses et indépendantes d'une beauté marquante. Karabits l'enchaîne sans pause avec la symphonie de Scriabine, entrée en 1974 au répertoire de l'Orchestre de Paris à la demande d'Evgeny Svetlanov, déterrée en 2019 par Paavo Järvi et de nouveau en 2024, pour une cérémonie de retournement des morts dont on se passerait volontiers quand on voit que la Symphonie n° 3 de l'Ukrainien Boris Liatochinski – un chef d'œuvre de 1951 – attend encore d'être jouée par la formation parisienne. Ce soir, celle-ci et Kirill Karabits ont été admirables à tous les points de vue.

*1111
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“Arrive un moment où il faut le dire : il y a ici un méfait”
Critique faite à Philharmonie de Paris: Grande salle Pierre Boulez, Paris, le 30 octobre 2024
Akimenko, Poème nocturne
Rachmaninov, Concerto pour piano et orchestre no. 2 en ut mineur, Op.18
Nourbakhsh, Knell
Scriabine, Symphonie no. 2 en ut mineur, Op.29
Khatia Buniatishvili, Piano
Orchestre de Paris
Kirill Karabits, Direction
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