C’est l’ouverture de la saison qui fête les 100 ans de l’Opéra de Lille et la salle est pleine à craquer, pour une production de Don Giovanni qui fera sans doute réagir – la mise en scène de Guy Cassiers se révèlera relativement sanglante…

Articulant ingénieusement sa mise en scène autour d’un grand cube, le metteur en scène belge se sert de tous ses décors comme d’outils aussi bien esthétiques que dramatiques. À grand renfort de projections et de panneaux suspendus, l’espace scénique est en perpétuelle évolution comme s’il s’agissait d’un labyrinthe organique, rendant le déroulement du drame particulièrement clair et efficace. On sera moins emballé par la lecture assez brutale du drame. Cette vision d’une société sur le déclin, s’avançant continuellement jusqu’à l’abîme n’est certes pas malvenue. Mais la manière dont Cassiers la traite bascule par moments dans la vulgarité : abattoir, carcasses d’animaux, coulées de sang, projections pas toujours très inspirées… Ce trop-plein de sang et de sexe vire finalement à l’indigestion.
Malgré tout, cette vision qui culmine évidemment avec la scène de la mort de Don Giovanni (qu'on ne vous dévoilera pas) fonctionne admirablement lors de son déchaînement final. Les outrances charnelles, que Leporello finit par partager avec son maître, se consument avec l’arrivée de la statue du Commandeur, offrant à cette page mythique le dramatisme délirant qu’elle mérite.
Finalement, le vrai point faible de cette production demeure le manque cruel de direction d’acteur. Les chanteurs semblent continuellement livrés à eux-mêmes et manquent de toute la profondeur et l'ambivalence que nous promettait Guy Cassiers dans le programme distribué en début de soirée. Tous, à l’exception de Don Giovanni lui-même : Timothy Murray possède le rôle, il est Don Giovanni dans tous ses aspects, des plus détestables aux plus jouissifs. Malheureusement, la voix n’est pas à la hauteur de l’investissement scénique car même si elle possède ce moelleux ensorcelant, il relève de l’exploit de parvenir à l’entendre, et ce même au sein des récits.
Son complice et domestique le surpasse à peine en termes de projection vocale. On aurait aimé profiter davantage du beau grain de Vladyslav Buialskyi, dont la tessiture impressionnante et la déclamation exemplaire construisent un bon Leporello. Le Masetto de Sergio Villegas Galvain n’est pas beaucoup plus vaillant quant à la puissance vocale, mais on entend dans sa voix et dans son jeu un vrai engagement qui construit un mari jaloux, juvénile et tempétueux. James Platt possède la profondeur et l’attitude hiératique d’un bon Commandeur, remplissant entièrement le cahier des charges de la scène finale. La surprise viendra finalement d’Eric Ferring en Don Ottavio qui ne présageait pas du meilleur avec un timbre pointu et nasillard lors des récits mais qui délivre des trésors de subtilité et de souplesse lors de ses deux airs.
Du côté des dames, le constat est plus rude : on sent les différentes chanteuses assez peu à l’aise dans leurs rôles respectifs. Si l’on apprécie Marie Lys pour son énergie communicative et son timbre tout à fait charmant, la soprano n’a certainement pas les graves de l’air de Zerlina « Batti, batti, o bel Masetto ». Donna Elvira est peut-être, avec Vitellia, le rôle mozartien le plus dure à distribuer ; quoi qu’il en soit, l’option proposée par Chiara Skerath échoue à convaincre. La voix, qui ne manque pourtant pas de caractère, semble constamment au bord de la rupture, et se trouve trop fragile et instable pour affronter les deux airs. Quant à la performance d’Emőke Baráth en Donna Anna, elle déçoit non pas pour des questions de tessiture mais d’incarnation. On cherchera vainement dans le jeu et le chant de la soprano hongroise toute la noblesse et la passion du personnage.
La présence rayonnante d’Emmanuelle Haïm dans la fosse insuffle heureusement la vie nécessaire au drame. Ne laissant mourir aucune scène, la cheffe française possède une formidable science des tempos. L’ouverture entre autres permet de porter en gloire l’excellence des phrasés ainsi que les timbres sublimes du Concert d’Astrée. Et c’est avec une énergie folle que les instrumentistes viennent à bout de la partition mozartienne, obtenant à raison un très chaleureux accueil auprès du public lillois lors des saluts.