Retour au Théâtre des Champs-Élysées en ce matin ensoleillé de janvier pour retrouver les Concerts du dimanche matin dont on ne dira jamais assez combien ils ont fait pour la découverte de jeunes et moins jeunes interprètes et la diffusion de la musique de chambre depuis leur création, il y a cinq décennies dans la gare d'Orsay où s'était installée la Compagnie théâtrale Renaud-Barrault. Pour réentendre aussi le pianiste Adam Laloum et découvrir in vivo le Quatuor Tchalik qui fait parler de lui depuis quelque temps.

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Adam Laloum
© Harald Hoffmann / Sony Music

Laloum entre, frêle silhouette noire, il attend quelques instants, et joue concentré sur son ouvrage : voici un pianiste qui entend le son avant de l'émettre, le modèle infiniment, allant jusqu'au bout de son idée, étranger au monde qui l'entoure. Ce matin les Moments musicaux de Schubert seront joués entre ppp et p – ce qui donne leur plein sens aux quelques sforzandos, f, et fff qui ne sont qu'au nombre de sept dans tout cet Opus 94 particulièrement bien lu. Si ces six pièces ne sont pas les mouvements d'une œuvre, elles disent autre chose d'être enchaînées comme Laloum le fait d'une façon pianistiquement admirable par son refus même de hausser le ton, de caractériser, de parler à la foule pour chuchoter dans l'oreille de chacun, tour de magie qui dans cet ambitus sonore restreint invente une infinité de nuances et d'articulations comme le faisaient Clara Haskil et Radu Lupu, autres membres de cette famille de musiciens qui émeuvent plus qu'ils surprennent, qui laissent la musique venir au monde sans s'interposer. Famille ancestrale dont François Couperin parle déjà dans L'Art de toucher le clavecin.

Cette façon de prendre la parole en ne se montrant pas est là dès la première phrase du Moment musical n° 1 que Laloum ne lance pas comme un appel de cor de chasse joyeux, mais en la chantant doucement comme c'est écrit (sur un piano somptueux et réglé de sorte qu'on n'entendra jamais un étouffoir se lever) en ne surchargeant jamais la musique d'une intention expressive, lui laissant à elle le pouvoir d'émouvoir. Ce parlando, de chaque note fait une syllabe ; les unes après les autres, elles forment des mots, des phrases, des paragraphes, chant éloquent qui respire avec l'harmonie et efface la notion même de tempo et de durée mais pas d'espace-temps poétique : la pulsation est là souterraine – comme quand Wilhelm Kempff rêve sur son nuage.

Le public mettra du temps à sortir du songe dans lequel il a été plongé par ce jeune homme de 35 ans dont la conviction musicale est tout entière soumise à un texte déchirant qui fait entrevoir la vie désespérément sans amour partagé de Schubert. Quand il lève ses mains du clavier, après l'ultime accord des Moments musicaux, l'auditeur est en plan, désemparé, face à cette interrogation sans espoir de réponse, après tant de modulations qui brisent le cœur, tant de prises de parole, reprises puis étouffées par Schubert qui renonce. Soudain surgit de la mémoire le Divertissement à la hongroise D.818 joué amoureusement par Mitsuko Uchida et Jonathan Biss à quatre mains, au Festival de Marlboro dont les archives sont accessibles gracieusement sur internet.

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Le Quatuor Tchalik
© Steve Murez

Que jouer après cela qui ouvrait ce concert ? Le Quintette op. 81 de Dvořák, le deuxième donc, en la majeur. Belle idée d'associer ainsi récital et musique de chambre. Mais le Quintette a ceci de particulier qu'il arrive parfois que d'être ainsi soudés fait que les quatre membres du quatuor peinent à dialoguer avec le pianiste, raison qui fait que souvent il vaut mieux quatre musiciens « indépendants » ayant bien répété qu'une formation constituée pour ce répertoire – et là encore les archives de Marlboro sont éloquentes à ce titre. Ce matin, le Quatuor Tchalik officie amputé de son altiste qui attend un bébé, remplacée par l'excellent Guillaume Becker du Quatuor Voce. Eux sont à l'écoute mais la fragilité de l'intonation, le vibrato très serré des deux violonistes – celui du violoncelliste est plus large – gênent dans le premier mouvement qui sonne trop fort, acide dans l'aigu et couvre le piano. Les choses s'arrangent peu à peu. Le chant et l'esprit si généreusement partageux de la musique de Dvořák reprennent leurs droits, les musiciens se libèrent, ce qui nous vaut une fin de deuxième mouvement mémorable par son intensité et son lyrisme.

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