Alors que l’internationalisation des parcours de formation favorise leurs mélanges, les grandes écoles de piano deviennent peu à peu des idéaux-types qu’on a tendance à stéréotyper. Formée exclusivement au sein de la très prestigieuse et très élitiste Académie russe de musique Gnessine à Moscou pendant les années 70 et 80, Lilya Zilberstein fait partie du cercle de plus en plus restreint des pianistes à l'identité stylistique marquée. Avec un jeu très clair intellectuellement permettant de comprendre la richesse polyphonique des œuvres, un son timbré profond, des attaques verticales sans être trop dures grâce à une souplesse infinie des bras et des poignets, et un respect du texte sans effusion, elle a donné un aperçu d'une certaine école russe au cours d’un récital instructif à Radio France.

Lilya Zilberstein © Andrej Grilc
Lilya Zilberstein
© Andrej Grilc

Force est de constater que ce jeu très typé déstabilise dans les Valses nobles et sentimentales. Certes, les notes et la clarté sont là, mais les accords plaqués et la mise en avant appuyée de la ligne mélodique ne favorisent pas la découverte des trésors harmoniques et des charmes ductiles de la musique de Ravel. Probablement consciente de cet état de fait, la pianiste assouplit son jeu à partir de la troisième valse, varie légèrement son toucher et amène un rubato (trop) discret pour animer l’œuvre, mais on ne peut que deviner la subtilité raffinée de ce qui se joue.

Les Quelques danses d'Ernest Chausson sont une rechute dans le caractère marcato de l’école russe. Le cinquième doigt martèle la ligne supérieure jusqu’à saturation. Pourtant, l’enchaînement des pièces se fait avec naturel (la gestion des silences entre chaque numéro est d’une évidence rare pendant tout le concert), les arpèges de la Pavane sont parfaitement fluides et bien dosés et la Forlane virtuose à souhait, avec des accents qui rappellent sans cesse qu’il s’agit bien de danse… Arrondir la mélodie aurait donné un résultat probant.

L’œuvre Introduction, variations brillantes et rondeau de chasse de Carl Czerny apporte une grande satisfaction avant l’entracte. Lilya Zilberstein aborde la partition sans excès, alors que cette pièce de concert peut facilement tourner à la démonstration gratuite. La sonorité brillante et riche qu’elle associe à la partition, doublée d’une capacité de narration bienvenue dans l’enchainement des variations – les jeux de question-réponse que la pianiste fait entendre sont surprenants – nous font facilement oublier la rectitude un peu stricte du tempo et la pédale étrangement présente à la fin de chaque reprise, noyant presque systématiquement un accord final qui aurait pu être plus soigné.

Au retour de l’entracte, alors qu’on imagine encore la pianiste russe jouer Beethoven avec brio après cette réussite, la voilà qui revient sur scène pour interpréter les Treize Préludes op. 32 de Rachmaninov. Toutes les réserves tombent d’un coup face au souffle qui habite les quarante minutes de l’œuvre. Gestion de la pédale minimaliste dans les préludes rapides permettant d'entendre distinctement la moindre double croche et les nombreux chromatismes, identité sonore inoubliable d’une splendeur de cathédrale sur l’ensemble de la tessiture de l’instrument et couvrant une gamme de nuances étoffée : avalant les cascades de notes, Lilya Zilberstein semble faire corps avec la partition, restituant tout le tumulte émotionnel qui s’y trouve sans la moindre surenchère lyrique inappropriée.

Au cœur d'un moment pianistique hors du temps qui réduit au silence complet le public, les préludes les plus marquants sont les numéros les plus lents. Le cinquième est un délice de souplesse à la main gauche associée à un rubato contenu captivant tandis que le onzième, interprété à un tempo d’une justesse éblouissante, déploie toute son l’amplitude sur une assise de basses étourdissantes. Le dernier accord de la série referme d’un rugissement multicolore une interprétation d’anthologie à ne pas manquer le 17 avril en rediffusion sur France Musique.

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