Quelques semaines après le retour de la Maîtrise Notre-Dame de Paris dans ses murs, on est heureux de retrouver ce bel ensemble, rejoint ce soir par la Maîtrise de Radio France, pour un concert qui fait cathédrale comble et un programme qui, sur le papier, séduit... mais qui nous laissera finalement un goût d'inachevé.
On passera rapidement sur la prestation de la gambiste Lucile Boulanger, d'abord parce qu'elle a dû être inaudible pour ceux qui n'avaient pas la chance d'être assis dans les dix premiers rangs, ensuite et surtout parce que ses trois interventions dans des pièces de Bach, notamment en ouverture de concert, n'avaient guère de pertinence dans le déroulement du programme et manquaient singulièrement de conviction. La justesse et la précision de l'accompagnement d'Yves Castagnet à l'orgue positif installé devant le maître-autel n'y ont rien fait.
C'est du fond du chœur, plongé dans la pénombre, que vont surgir les premières notes de la Chanson à bouche fermée de Jehan Alain, tandis que les deux formations viennent se placer en arc de cercle devant l'autel, guidées par Sofi Jeannin, directrice musicale de la Maîtrise de Radio France. L'émotion nous saisit, l'élévation spirituelle de ce bref chef-d'œuvre avivera notre frustration de ne pas en entendre plus de la part du frère aîné de Marie-Claire Alain, mort pour la France en 1940 à 29 ans. Le format, l'écriture, la dimension planante de cette pièce qui crée d'emblée la fusion des deux ensembles vocaux conviennent idéalement à l'acoustique très réverbérée de Notre-Dame.

Ce ne sera pas le cas, loin s'en faut, pour les trois motets de Johann Sebastian Bach qui encadrent la Messe pour double chœur de Frank Martin. Ces motets ont été écrits à Leipzig pour des événements spéciaux, des célébrations ou des funérailles, et ils atteignent un haut degré de complexité polyphonique. Une complexité que le compositeur pouvait démontrer dans le cadre intime de l'église Saint-Thomas de Leipzig mais que la réverbération naturelle du transept de Notre-Dame rend presque impossible à restituer.
Le premier motet Komm, Jesu, komm !, pour double chœur à huit voix, va en faire les frais, malgré la rigueur de la direction de Sofi Jeannin. L'homogénéité n'est pas au rendez-vous, et les décalages comme les imprécisions rythmiques se perdent dans un brouillard sonore qui doit être encore plus pénible dans les derniers rangs de la nef. Quelques notes d'une sinfonia de Bach à la viole de gambe et au positif, et Sofi Jeannin reprend place devant les deux maîtrises. Elle n'a pas pu ne pas s'apercevoir des défauts du premier motet ; c'est sans doute la raison pour laquelle elle réduit l'allure, quitte à désarticuler quelque peu le propos, pour le motet Der Geist hilft unser Schwachheit auf – cette œuvre écrite pour des funérailles n'est pas moins complexe, mais elle exige moins de virtuosité collective.
Avec la Messe pour double chœur de Frank Martin, on va retrouver un peu de stabilité et de sérénité. Le compositeur suisse, élevé dans le protestantisme, choisit le rite catholique pour ce qui restera son chef-d'œuvre choral qui, selon Alex Ross, « sonne comme une messe de la Renaissance, égarée dans le temps, inconsciente des siècles écoulés et des horreurs advenues ». Frank Martin ose les contrastes extrêmes et soudains, et use de toutes les combinaisons possibles entre les huit voix de son double chœur.
Sofi Jeannin a cédé le pupitre à Henri Chalet, directeur et chef de chœur principal de la Maîtrise Notre-Dame de Paris. Évidemment plus familier des lieux, celui-ci obtient de ses chanteurs la concentration, la lisibilité et même l'homogénéité que l'œuvre exige. C'est pour l'essentiel de l'auditoire une découverte, le public applaudit longuement les deux maîtrises qui ont pleinement trouvé leurs marques.
Le concert pourrait s'arrêter là, dans l'exultation générale. C'est peu dire que l'ambiance va retomber avec deux extraits de la Première Sonate pour viole de gambe de Bach qui paraîtraient bien longs sans la bonne humeur qu'essaie d'y mettre Yves Castagnet. Le concert se conclut avec un troisième motet de Bach, de facture beaucoup plus claire que les deux premiers (pour chœur simple à quatre voix), Lobet den Herrn, alle Heiden. Ce message optimiste passe toutefois bien dans le public, qui fera une longue ovation aux maîtres d'œuvre, Sofi Jeannin et Henri Chalet, et à leurs deux ensembles.