Lars Vogt peut s'essuyer le front en rigolant après le petit exploit qu'il vient de réaliser. Car c'en est un de jouer tout en dirigeant du clavier le Concerto n° 1 pour piano et orchestre de Mendelssohn avec cette précision, cette effervescence, en exaltant ce que cette œuvre a de champagnisé, voire de féroce. Le pianiste aligne les octaves, les gammes et les arpèges en les investissant dramatiquement. Il chante les passages rêveurs avec une sonorité de piano charnue, lumineuse, admirablement timbrée, phrasée de façon éloquente ; sa main gauche virevolte, soutient, relance, chante aussi et impose une pulsation rythmique irrésistible. La Philharmonie n'est pas comble, loin de là même : tant pis pour les absents qui ont raté l'un de ces concerts qui laissent des souvenirs heureux. Si l'Orchestre de Paris vit une belle histoire avec son directeur musical Klaus Mäkelä, les musiciens et musiciennes de l'Orchestre de chambre de Paris couvent du regard leur patron, le suivent dans la moindre inflexion de son jeu, tissent avec lui un dialogue épanoui et confiant, se muent en chambristes quand, les mains dans le moteur, Vogt ne peut pas donner les départs.
Pourquoi ne joue-t-on pas plus souvent les deux concertos de Mendelssohn, le génie le plus précoce de l'histoire de la musique, regardé d'un peu loin pour cette raison même, couvert de fleurs qui sont autant de compliments empoisonnés, comme si ses dons fabuleux devaient être portés à son débit ? Sa musique est parfaite de forme, de fond, d'inspiration, lance un pont entre les maîtres anciens (Bach surtout, mais aussi Mozart), ceux d'un présent encore palpable (Beethoven meurt quand Felix a 18 ans) et le romantisme dont il est l'un des maîtres dans le domaine symphonique avec Berlioz et Weber, avant l'arrivée de Schumann puis de Brahms.
Lars Vogt et ses musiciens fêtent ce soir la publication d'un disque splendide chez Ondine qui comprend les deux concertos et le Capriccio brillant op. 22 qu'ils vont jouer maintenant. Composée par un Mendelssohn de 22 ans, cette fantaisie virevoltante et dramatique met évidemment le piano en valeur mais aussi, comme dans ceux de Mozart et de Beethoven, l'orchestre qui sonne avec plénitude et transparence mais aussi une densité des cordes que viennent illuminer de splendides flûtes, hautbois, clarinettes, bassons, cors, trompettes et soutenir une timbale pétulante. Vogt revient au piano pour un bis qu'il dédie sous les applaudissements « au peuple ukrainien auquel nous pensons à chaque instant et pour lequel nous prions ». S'élève alors le Lento con gran espressione du Nocturne en ut dièse mineur de Chopin, porté par la sonorité douce, vacillant comme la flamme d'une bougie qui se meurt, d'un grand artiste que les Parisiens vont avoir pour eux quelques années encore, puisque son contrat de directeur musical vient d'être renouvelé.
En tout début de concert, les cordes seules avaient donné la Symphonie pour cordes n° 10 de Mendelssohn, une œuvre éditée seulement en 1967 et enregistrée peu après par Kurt Masur en RDA. Le chef et les cordes de Leipzig portaient à notre connaissance stupéfaite treize symphonies composées par un gamin de 12 ans qui allait recevoir de sa grand-mère, elle-même musicienne de l'entourage de Carl Philipp Emmanuel Bach, la partition de la Passion selon saint Matthieu pour ses 14 ans... ce qui n'allait pas sans influer le cours de l'histoire de la musique au XIXe siècle. Cordes à la sonorité ronde, dense, à l'articulation souple et précise, à l'expression soutenue, à la virtuosité plus qu'enviable : dix minutes qui émerveillent et donnent envie de se plonger dans la lecture des Lettres européennes 1830-1832 du compositeur qui viennent juste de bénéficier d'une nouvelle édition chez Le Passeur Éditeur, sous le titre judicieux J'ai fait en conscience mon métier de voyageur. Composer, écrire, dessiner : Mendelssohn, en tout, était un maître.
La Symphonie « Italienne » pour finir, œuvre d'un jeune homme de 24 ans. Nous n'avions jamais imaginé que le premier mouvement puisse être si véhémentement joué, avec cette tension sans relâche et une expression aussi farouche et sombre. Majestueuse, la marche de l'Andante con moto est nimbée d'une lumière voilée dont Edward Elgar fera son miel, alors même que Mendelssohn s'y remémore l'esprit de la musique baroque. La saltarelle finale éclabousse de sa lumière ; ses envolées prodigieuses sont animées par un Lars Vogt qui permet à l'Orchestre de chambre de Paris de s'exprimer sans entraves. Flûtes, bassons, cors, hautbois, trompettes se couvrent autant de gloire que les cordes incisives et charnues... dont des violoncelles et des altos qui donnent au « milieu » de la formation une couleur ô combien chaleureuse. Triomphe.